Dix jours sont passés depuis le dernier semi et je ne suis pas blessée, j’ai bien récupéré. De mon surnom j’ai dû garder une certaine tendance à vouloir disparaître encore, à jouer à la souris, trouver le prétexte pour passer mon tour, toujours ce réflexe de me cacher. Me dérober derrière la première excuse trouvée pour ne pas courir le prochain kilomètre, en rester à un échauffement de cinq kilomètres pour ne pas se fatiguer en début de semaine plutôt que de pousser à sept kilomètres ou ne pas pousser jusqu’à huit, histoire de s’économiser pour les dix kilomètres du lendemain, et une fois venue le jour de la sortie longue préparée depuis le début de la semaine par une progression régulière dans l’effort de vitesse et d’endurance, me retrouver avec un objectif de vingt kilomètres à effectuer pour que le compte tombe juste. Je pourrais n’avoir à courir que douze kilomètres en fin de semaine si, pour une fois, je suivais le programme établi et ne cherchais à fuir n’importe comment l’effort de trop, parfaitement à ma portée, simplement par l’attrait si proche et si accessible du soulagement. Parfois, la tension devient soudain supportable et alors je m’installe dans ma foulée presque comme dans le confort d’un gros fauteuil où s’affaler, d’autres fois encore je reviens à moi d’un seul coup en pleine course, mon esprit s’étant échappé par quelque subterfuge, et j’ai alors l’impression que je pourrais ne jamais m’arrêter et continuer à courir jusqu’à ma mort. Chaque départ est différent comme l’est chaque levé de soleil, plus ou moins visible dans un ciel certains jours dégagés, certains autres jours nuageux au point qu’il n’y ait rien à voir, aucun départ signalé à l’horizon du nouveau jour par manque de conditions plus favorables, ce qui ne signifie pas non plus que le soleil ne se lèvera pas de la journée entière, une course peut se dérouler de la meilleure des façons possibles même après un départ totalement raté. Au contraire même, cet esprit revanchard qui donnera du fiel à la foulée une fois celle-ci retrouvée en catastrophe, permettra peut-être d’aller plus loin qu’un rythme trop prévisible. Qui sait s’il n’en va pas ainsi des histoires d’amour aux commencements un peu compliqués. Pas une seconde la grande magicienne ne m’a laissée jouer à la souris, sinon pour l’observer, trop occupée à décrypter chaque nouvelle nuance dans laquelle elle colorait sa vie, permettant dans ce changement de tons aux choses d’évoluer dans une permanence. Chaque changement, aussi insignifiant fut-il, offrait une nouvelle occasion d’éprouver mon attachement et ma curiosité pour celle qu’il me semblait connaître depuis la nuit des temps, alors qu’à chaque nouvelle fois en même temps je me retrouvais devant une page blanche à gribouiller un récit en allant puiser à leur source des émotions jusqu’ici enfouies. Jamais je n’avais senti à ce point l’inquiétude à l’idée de perdre quelqu’un dont je savais si peu au fond, qu’il m’a fallu donner aux couleurs la forme du trouble intense et de la fragile légèreté qu’à la fois je vivais. Chaque couleur a autant de nuances que la vie a d’instants.

Dans la mythologie, si Orphée ne se retourne pas, Eurydice peut enfin sortir de l’enfer. Pour moi c’est tout l’inverse, plus elle avance et poursuit sur son chemin sans se retourner, moins je m’imagine qu’elle va le faire, qu’elle pourrait encore jeter un œil derrière elle, pour vérifier que tout va bien sachant que tout va bien pour elle justement s’il n’y a rien à vérifier. Dans mon imaginaire, le risque grandit et s’amplifie qu’au bout du sentier elle s’envole  et m’ait totalement oubliée, ou bien que j’ai été balayée par le vent, une vilaine bourrasque, avant qu’elle n’ait amorcé le prochain virage. Mais je marche sur la Lune, je ne pèse rien ici, il me faudrait d’abord redescendre sur Terre et reprendre racine dans la réalité pour peser, ne serait-ce que le poids infinitésimal de cet espoir naissant à chacun de mes pas, si petit soit-il, de ne pas disparaître trop vite de sa vie.

Je savais d’elle qu’elle partait seule, c’est même la première chose que j’ai su d’elle, avant même de l’avoir vue et de savoir qui elle était vraiment, qu’elle était partie seule comme à son habitude et qu’elle ne reviendrait pas avant plusieurs semaines sans donner de nouvelle. Cela ne me paraissait pas non plus particulièrement extravagant, ignorant au moment où j’apprenais cette information sur elle, qu’il était possible de s’attacher terriblement à l’animal. J’avais ensuite vu les photos qu’elle avait prises de ses explorations et me réjouissais plutôt de la savoir sur un prochain départ, pourvu qu’elle en rapporte de nouveaux clichés à découvrir. Souvent je me suis prise à l’imaginer sur place, dans des zones arides, nouer des contacts sur l’instant plus riche que n’importe quel échange convenu dans un milieu familier, en faisant les mêmes gestes et mimiques par lesquels le récit de son aventure prenait une dimension surnaturelle pour captiver son auditoire.

Je me demandais quel souvenir elle laissait là-bas aux personnes qu’elle rencontrait. J’imaginais chaque individu aller raconter sur le marché sa rencontre avec l’exploratrice à la peau diaphane et aux yeux très clairs, oui cette jeune femme qui s’était approchée d’eux sans craindre d’être rejetée pour leur demander la permission de prendre une image de leur échange, ou simplement raconter le trajet qu’elle venait d’effectuer et s’enquérir du leur, avant de se souhaiter bonne route.

Sans doute l’une des grandes sagesses de la vie consiste-t-elle à laisser partir en vadrouille et loin de soi ceux pour qui chaque nouveau départ sonne comme l’écho d’un tour de magie inédit à découvrir dans l’apprentissage du contact avec l’autre pour revenir toujours un peu moins étranger à soi-même.

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