J’ai connu Natalie quelques semaines après sa rupture, elle ne parlait que de retrouver sa « vie d’avant », la rencontre avec Anne a changé la donne, sa vie se projetait dorénavant dans un « après », qui s’appellerait idéalement Anne. Natalie n’en pouvait plus de cacher ses sentiments à Anne. Elle manquait de renverser son verre lorsque la discussion s’envenimait et me lançait des regards larmoyants à chaque pas de danse qu’elle ne partageait pas avec Anne sur la piste du Rosa. La relation entre elles deux menaçait de se compliquer si rien n’évoluait, au mieux les choses s’apaisaient lors de notre petite virée à Barcelone le week-end suivant, loin des tumultes des sempiternelles soirées parisiennes, au pire la situation explosait.
La veille du départ, c’était un vendredi soir, nous avons dérogé à notre rendez-vous au Rosa pour nous retrouver, Natalie, Elsa et moi, pour partager un pichet de sangria dans un bar. Arrivée la première, j’ai cherché une table dans le lieu ultra bondé, Natalie est apparu à l’entrée et, faute de place ailleurs, nous nous sommes installées au comptoir, en attendant Elsa. Hélène avait décliné notre invitation au week-end, tandis qu’Anne nous faisait faux bond ce soir pour mieux nous retrouver le lendemain matin, tôt. Nous l’appréhendions toutes, ce séjour à quatre, chacune à notre façon. Natalie était excitée à l’idée de nous présenter sa ville natale, d’ores et déjà elle avait prévu une visite dans sa famille, nous y étions conviées. Natalie avait encore ses grands-parents, je l’enviais pour cela. Elle allait revoir sa grand-mère, lui présenter les gens qui comptaient pour elle à ce moment-là de sa vie, c’est- à dire nous. Elsa appréhendait la réaction de Natalie en situation de rapprochement privilégié avec Anne, elle savait qu’à un moment donné, il lui faudrait gérer l’ingérable. Et moi je redoutais d’avoir à me gérer moi-même dans une situation de groupe. Mais de nous quatre, sans doute Anne restait-elle l’outsider qui redoutait davantage le départ du lendemain, nous connaissant moins. Nous avions convenu de nous retrouver directement Gare du Nord pour nous rendre ensemble à l’aéroport. J’étais chargée de réveiller Natalie, Elsa nous rejoindrait seulement le lendemain. Au lieu d’un pichet de sangria, nous en avons bu trois en une seule soirée, je n’avais rien avalé depuis longtemps. Je suis rentrée chez moi tant bien que mal, bouclé mon sac approximativement, et j’ai envoyé un message à Natalie pour l’assurer qu’elle pouvait compter sur moi pour la réveiller. Elle m’a prise au mot et n’a pas mis de réveil.
J’ai retrouvé Natalie au petit matin à Barbès, puis nous avons rejoint Anne comme convenu, Gare du Nord. Anne n’était pas très loquace, sinon au téléphone, avec Sandrine. Natalie semblait anéantie. L’avion était quasiment vide, j’ai pu partager une rangée avec Natalie, Anne s’est installée en face, prostrée contre la fenêtre avec son livre. Une fois assises à nos places, elle m’a offert un cahier d’écriture pour m’inviter à retranscrire toutes nos aventures par écrit. Je l’ai prise au mot moi aussi.
A notre arrivée à Barcelone, l’aéroport a retenu toute notre attention, au point que je me suis demandé si nous n’y restions pas intentionnellement pour reporter le début de notre vrai périple à trois. Nous y avons pris un café et des photos, avant de nous assoir à même le sol, dont le revêtement noir brillant reflétait nos silhouettes – il en fallait si peu pour nous distraire. La première étape du week-end nous proposait un sympathique apéritif dans la famille de Natalie, je m’étais à peine remise de la sangria de la veille. Anne avait retrouvé le sourire.
La grand-mère de Natalie frôlait les quatre-vingt-dix ans et communiquait en espagnol, elle fixait sa petite-fille en écarquillant grand les yeux sitôt que celle-ci se tournait vers nous pour traduire leur conversation et nous faire partager ce moment d’intimité entre elles.
La tante de Natalie nous posait toutes sortes de questions, ce qui ne manquait pas d’amuser Anne, à nouveau leader du trio de départ. L’apéritif qui nous fut servi se prolongea par des tapas, toujours plus, charcuteries, fromages et olives. Je buvais les paroles que je ne comprenais pas, je m’imprégnais de la tonalité des échanges. Quand nous avons pris congé de la maisonnée, la grand-mère de Natalie était en larmes, j’aurais aimé lui parler en allemand. Nous nous sommes perdues dans les petites rues jusqu’à arriver en plein coeur de la Rambla, des hordes sans cohésion circulaient bruyamment, notre trio à côté était d’un silence religieux douteux face à la débandade.
L’appartement que nous avions loué place Royale nous a enthousiasmées dès la visite des lieux, le clou du spectacle revenant à la terrasse spacieuse sur laquelle nous avons prévu de prendre les petits-déjeuners. Il a été décidé que Natalie partagerait sa chambre avec Anne, tandis qu’Elsa s’installerait dans celle où j’avais posé mes affaires. Tout pouvait arriver, tout. Le meilleur comme le pire, étant donné le contexte de notre séjour. Et le pire arriva le soir-même, alors que nous venions de nous poser dans le bar atypique du quartier, le Café des fées. La distance d’Anne pendant le vol plus tôt dans la matinée et la rapide visite de sa grand-mère avaient dû épuiser Natalie, elle perdit pied en agressant Anne sur tous les fronts, sans appel. Cette dernière semblait effarée, j’étais assise entre les deux, sans pouvoir prendre partie puisque la discussion n’avait aucun fondement.
Tout au plus aurais-je pu rire aux éclats, peut-être aurais-je dû, mais je sentais Natalie en dessous de tout et Anne dépassée par une situation qu’elle n’avait vraisemblablement pas vu arriver, si tant est qu’elle ait deviné les sentiments de Natalie, elle ne s’attendait sans doute pas à se les prendre en face et de plein fouet. Je multipliais les tentatives de sortie de crise, mais aucune ruée vers la dérision ne semblait vouloir s’entrouvrir. Natalie ne répondait plus de rien, Anne ne me répondait plus. Quant à moi, plus je haussais la voix moins on m’entendait, la situation m’échappait. Elsa, vite.