Ce n’est pas qu’on ne nous entend pas, nous autres voix graves du pupitre des altos, mais plutôt qu’on ne nous attend pas, c’est la mélodie qu’on attend dans une chanson, toujours la mélodie qui raconte une histoire avec un début, parfois une fin, surtout un refrain. Il faut attendre ce dernier dans le pire des cas pour commencer à apprécier un chant, l’identifier comme on le ferait d’une personne avec plus de sérieux dès qu’elle se met à parler. On a beau avoir observé cette personne auparavant à travers ses faits et gestes, ou au contraire à l’aune de son immobilisme, en cherchant à déceler une intention ou un trait de caractère, c’est la mélodie qui nous renseigne, confirmant ou pas une tendance aperçue ou projetée, la mélodie rassure tout autant qu’elle renseigne, de là à dire qu’elle enseigne. La mélodie est attribuée la plupart du temps aux sopranes, rarement aux altos, sinon plus tard dans le développement du chant, pour en rappeler le thème en le déclinant dans différentes tonalités. Et les altos ont beau démarrer le chant, celui-ci commence réellement pour le commun des mortels à l’instant où les sopranes initient la mélodie principale et qu’alors un air est reconnu. Pourtant, la mélodie peut dire tout et son contraire, justement selon ce que les altos ont posé à l’origine même d’un thème par une inflexion donnée, le prétexte qui provoque un récit et l’ancre dans un contexte pour lui donner un sens propre indispensable à la phrase musicale. C’est comme la direction que l’on donnerait à une promenade en sortant du chemin balisé pour s’engager dans une clairière au moment où le soleil y fait son apparition et vient caresser notre visage, ou encore pour s’engouffrer dans la forêt et humer la fraîcheur et l’humidité qui nous auraient titillé les narines depuis le bord du sentier, cette dimension-là de profondeur, cet écho à un appel lancé de là-haut en direction d’un ailleurs vers lequel il faut tendre l’oreille. On n’imagine pas qu’en allant chercher les graves on puisse s’élever à une sorte de spiritualité. D’ailleurs, les pupitres mezzo et soprane n’ont pas à savoir que nous avons nous autres altos une relation privilégiée avec Dieu, ce fumeur de havane à la voix plus grave même que ces chanteurs des plateaux mongoliens, que pour imiter on a beau prendre l’air le plus grave du monde, cet art reste purement inimitable et musicalement fascinant. Une autre culture. Lorsque nous chantons et que nous avons travaillé jusqu’à nous approprier notre voix grave, nous jouissons de la gravité, c’est la grâce. Nous autres altos laissons les sopranes chanter plus fort quitte à s’égosiller et les mezzos donner une certaine impulsion jusqu’à perdre le rythme, le monde entier peut s’appuyer sur notre sacré pupitre, nous sommes ancrés que voulez-vous. Et il n’est pas inhabituel tandis que les mezzos perdent pied et que les sopranes s’entêtent, que nous autres altos continuions sur notre lancée de notes et de rythmes à contre-temps, fiers. C’est alors et alors seulement que le ciel s’ouvre au-dessus de notre sacro-saint pupitre d’alto, dans l’harmonie à l’unisson nous chantons gloire, radieux.