Tu as raconté ton histoire pour la première fois à ce qu’on peut appeler une parfaite inconnue. Un simple prénom faisait office de dénominateur commun entre ce profil virtuel et toi-même, et sa décision d’en utiliser le diminutif a captivé ton attention en plus de sa jolie photo, Alex. De passage à Paris pour la promotion de son roman, et par le truchement d’une application de rencontre, tu as matché avec elle et vous avez commencé à échanger ensemble alors même que son avion pour la prochaine étape de sa tournée était prévu le soir même, malédiction. Une auteure, pour de vrai, le même âge que toi et l’accroche sympa, tu lui as dit que tu aimais son style et elle a répondu par la réciproque, même s’il ne s’agissait pas de style littéraire, plutôt de ce que les premiers échanges et les quelques photos de son profil disaient d’elle, l’attitude virtuelle, le charme qui émanaient de sa personne au fil des questions que tu posais. Juriste de profession, elle avait renoncé à une brillante carrière d’avocate pour coucher sur le papier l’histoire qui était en elle depuis son enfance, et remontée à sa conscience presque soudainement à l’occasion d’une rencontre avec un condamné à mort pour pédophilie, dont elle était censée prendre la défense jusqu’à ce qu’elle réalise que sa sœur et elle-même avaient été abusées pendant son enfance, plusieurs années durant par son propre grand-père maternel. Tu es fascinée par sa capacité à avoir fait de son histoire personnelle un texte documenté dans lequel elle raconte aussi l’histoire de la justice américaine, de tout un pays, un récit universel, à travers lequel elle accède à ce après quoi tu cours chaque jour, cette vérité qui parle à tous. Projection. Tu l’images au moment où elle a eu cette révélation, sur son passé et sur ce que cela ouvrait comme perspectives sur l’avenir pour enfin en découdre avec ce sentiment persistant de désagrément, un mal-être avec lequel on s’accommode en usant de béquilles et autres bénéfices secondaires pour survivre et s’outiller, le temps d’y voir plus clair plus tard. Ce moment où clarté se fait. Tu la vois dans son émotion lorsque le cœur se met à palpiter au point de bondir jusqu’à ses tempes et faire flageoler ses jambes, tu peux sentir la nausée qui monte et la tension qui descend, tu comprends avec elle ce qu’il se passe, c’était donc bien ça et tu sais qu’elle le savait, c’est encore autre chose d’en prendre conscience d’un seul coup. Son passé de victime de pédophilie existe en ce monde, pire cela existe en elle, c’est elle. Jusqu’à ce moment, son passé la constituait à son insu, à présent elle se constitue partie prenante et décide d’en faire un sujet, quitte à ce que cela ne plaise à personne, c’est le risque. Sa vocation de juriste était tracée par ses avocats de parents, elle reprend en main le cours de sa vie et se met à écrire, ça sort comme une source qui ne demandait qu’à jaillir, le bénéfice est double, pour elle et pour la justice américaine, mais surtout pour la littérature parce que chacun de ses mots est recherché et trouve l’émotion qui guide un récit, ça te parle tellement.

Alex, ce prénom utilisé par le diminutif par lequel tu apprends son existence un jour, ton frère. C’était un soir, très tard dans la nuit, au moment où tu vérifies que tout a déjà bien vérifié et qu’il ne reste plus rien d’autre à faire ici-bas que d’aller se coucher avant d’autres possibilités. Tu regardes dans la boîte de réception destinée aux courriers de personnes qui ne t’ont pas contactée auparavant, tu as définitivement examiné toute autre option pour te tenir éveillée au cas où il se passerait quelque chose qui puisse changer le cours de ta vie, pour regarder ici. Une inconnue t’a envoyé un message totalement incompréhensible où il est question d’un tiers et de ton affection pour les chats, la couleur de tes yeux, l’auteure du message semble avoir épluché ton profil et en savoir plus sur toi que tu ne le souhaiterais, elle sait quelque chose que tu ne sais pas et qu’elle finit par t’avouer, c’est la mère de ton inconnu de frère. C’est donc lui ton masculin, tu as toujours su qu’il y avait autre chose à creuser, mais quoi… Tu apprends l’existence de ton frère aîné alors que tu as passé la moitié de ta vie à chercher l’autre en toi, le voilà qui se manifeste à toi avec sa propre apparence, son vécu, tu n’as plus à l’inventer, la part de doute en toi existe à l’extérieur de toi, tu pouvais toujours chercher. Lorsqu’il s’est agi de l’annoncer à ta sœur, la nouvelle lui a paru évidente et à toi aussi, vous avez toujours su qu’il existait cet autre, vous ne saviez pas qu’il se manifesterait un jour où vous ne l’attendiez plus, pourtant vous ressentez un soulagement parce que son existence change les choses et vous donne raison, vous avez toujours su ce qu’on ne vous disait pas, le non-dit a martelé les parois de votre enfance comme si quelqu’un demandait à en être libéré. Tu en as parlé aussi à Claire parce que vous étiez encore en contact à cette époque et qu’elle était à nouveau dans ta vie à ce moment-là pour lui donner un éclairage nouveau, après toutes ces discussions à se justifier et trouver dans le passé des réponses pour expliquer le présent, exprimer cette colère sourde et jusqu’ici infondée, enfin elle trouvait son origine, le lierre auquel s’accrocher pour grimper encore un peu plus haut depuis l’embourbement des racines. A présent, tu pourrais récupérer ta place au sein de la gente humaine sauf que le fantôme de l’absent t’a aidé à te construire telle que tu es, tel que tu es devenu, cette personne qui se retourne plus volontiers lorsqu’on l’interpelle d’un « Monsieur », plutôt que « Madame », loin de te déranger cela t’a toujours plu, la confusion te permet de n’être pas trop facilement genré. La question s’est posée à toi si tu aurais préféré être un garçon, comme chaque enfant se demande s’il aurait aimé être adopté, avoir un jumeau, mais la réponse n’était pas là, il n’y s’agissait pas de sexualité, plutôt d’une liberté qui aurait consisté à ne pas choisir pour être à la fois l’un et l’autre, le masculin autant que le féminin pour être sûr et certaine de composer avec tous les traits de caractère de l’humanité, quelle plus belle occasion de se mettre à la place de l’autre, l’entendre et le comprendre mieux que personne pour écrire mon histoire.

Une auteure de passage à Paris avec qui tu as échangé le jour de son départ, dommage trop tard. Son histoire personnelle a fait écho à ce que tu n’avais pas encore identifié comme le sujet de ta propre évolution, tu t’es confiée à elle, Alex. Le même prénom que ton frère. Alex, celui dont il ne fallait pas dire le nom ni révéler l’existence sous peine de réveiller les secrets de famille depuis si longtemps enfouis sous les tapis dans lesquels tu t’es pris les pieds pendant toute ton enfance. À force de trébucher entre l’éducation de petite fille qui te démangeait et ce fantasme d’être ce garçon libre d’assouvir des élans romantiques introvertis, tes espoirs de libération et de cris de joie se sont tus et son restés cachés, comme les non-dits. Le jour où tu as appris son existence, Alex, un frère, c’est comme si la vie t’avait fait un cadeau, tu pouvais récupérer ta vie, plus besoin de prendre la place de l’autre. L’autre, cet inconnu tellement parfait que vous étiez persuadées avec ta sœur de l’avoir inventé, à votre image. L’autre avait tous les droits, son existence même avait pour ultime raison le but de vous autoriser à franchir la ligne. L’autre dépassait les limites que vous aviez fixées pour mieux les transgresser à sa place, puisque personne ne l’avait encore croisé. Mais il suffisait de l’évoquer pour se dédouaner, oh l’autre, pas gêné pour avoir des envies et devenir insolent. Tu es devenue adulte en prenant la place de l’autre, il n’y avait plus de respect pour rien.

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