Il a été décidé d’installer ma grand-mère et les meubles de sa maison dans l’appartement d’une résidence surveillée, une manière pour elle de s’offrir une nouvelle vie. Elle y a vécu trois années durant lesquelles je ne suis pas allée la voir parce que j’avais peur de ce que j’y verrais. Je continuais à recevoir des nouvelles par ma mère qui l’appelait toujours aussi régulièrement, j’apprenais qu’il lui arrivait de demander de mes nouvelles. D’autres fois, elle perdait les pédales et mélangeait tout. Souvent, elle m’a appelée par le prénom de ma mère. Au moins, elle se souvenait de celui-ci, je ne savais pas encore que ma mère devait porter un autre prénom à l’origine et que c’est ce dernier dont se souviendrait ma grand-mère sur son lit de mort, réclamant éperdument « Ingrid » que personne ne connaissait.

Un nouvel appartement, une nouvelle vie, sans aucune marche sur laquelle risquer de chuter. Et voilà qu’avertie par un message abrupt de la part de mon père, je m’apprêtais à m’installer dans ce foyer que je ne connaissais pas et qu’elle occupait maintenant, avant qu’elle ne se blesse dans sa salle de bain en se cassant le col du fémur. Il n’y avait pourtant aucune marche. J’ai fait le voyage seule. Ma grand-mère a rencontré ma première copine, elle ne pouvait pas ne pas savoir pour moi, ne pas franchir une marche dans son esprit de grand-mère. Elles se sont rencontrées chez mes parents, le soir où mon amie est restée dîner pour la première fois. Persuadée comme toujours que personne d’autre que nous ne pouvions la comprendre si elle me parlait en langue allemande, ma grand-mère avait déclaré tout haut : « Sie ist ja charmant! » (Mais c’est qu’elle est charmante !). Je n’ai jamais vraiment su si ma grand-mère était au courant que j’étais lesbienne, elle me demandait régulièrement des nouvelles de l’amie, pourvu que le mot ne soit pas prononcé. Lesbisch (lesbienne). Elle-même avait une amie qui avait pour habitude de l’embrasser sur la bouche pour la saluer, ma grand-mère détestait cela. Et j’adorais qu’elle me le raconte comme elle le faisait, dans la connivence et avec légèreté.

Je n’ai jamais eu devant ma grand-mère de geste déplacé ou de mot qui l’aurait choquée, l’extrême pudeur protestante est passée par là. Peu importait ce qu’il se passait sous la table, pourvu que mon assiette soit vide à la fin du repas et que je m’estime « satt » (repue), c’est tout ce qui comptait pour ma grand-mère. J’ai toujours été fière en parlant d’elle, je récitais les dictons qu’elle n’avait de cesse de répéter : « Liebe geht durch den Magen » (L’amour passe par l’estomac) ou encore « Bier ist flussiges Brot » (La bière, c’est du pain liquide), comme si elle avait besoin de légitimer ses actions par un parole ancrée dans la sagesse populaire. J’ai toujours présenté ma grand-mère comme la grand-mère idéale, celle avec qui les discussions s’éternisaient à table, entre ses souvenirs du passé et mes doutes au quotidien, elle m’entraînait dans ses fous rires et mettait du piment dans ma vie, le sens que je ne lui avais pas trouvé encore moi-même. Et je rêvais de lui présenter un jour la personne idéale pour moi.

Il ne devait jamais rien manquer chez ma grand-mère, ni dans les placards ni dans le cœur. Tous les ans au mois de décembre, nous recevions le calendrier de l’Avant, dont chacune des petites fenêtres ouvrait un peu plus la porte de celle qui nous accueillerait à Noël par-delà le Rhin. Le jour du 24 décembre, nous partions le matin faire les derniers achats et nous rentrions pour l’heure du déjeuner, le moment qu’entre tous en cette fin d’année je préférais. Ma grand-mère s’était affairée en cuisine depuis le matin et avait préparé sa traditionnelle soupe aux lentilles, la Linsensuppe, assez épaisse et garnie d’épais morceaux de saucisse grasse et goûteuse. Tout le monde s’asseyait lorsque la marmite était servie brûlante sur la table, un grand moment d’excitation que nous aimions partager. Il ne restait jamais une seule lentille au fond du plat, ma grand-mère rayonnait, grâce à nous le soleil brillerait le lendemain. Sans doute ma grand-mère a créé un manque plus tard, par son absence et en ayant si longtemps et avec autant de simplicité comblé mon appétit et ma joie, le désir de renouer avec la perfection de ces moments sublimés depuis et de trouver cette personne sinon parfaite, du moins faite pour moi.

Noël a perdu sa magie et son charme sans ma grand-mère, rien n’a plus jamais été pareil, aussi simple et accessible. L’âge adulte a mis des distances entre moi et ce bonheur à portée de plats copieux et de longs fous rires spontanés. J’ai appris le vide et l’ennui, la solitude aussi. Ma grand-mère avait toujours peur que je m’ennuie chez elle, et moi je redoutais plus que tout le moment où elle insisterait pour que j’aille jouer avec la petite voisine, Nicole Hennemann. Non que la cadette de cette famille de trois filles, comme nous, me soit antipathique, seulement ma grand-mère me suffisait et surtout, je n’aimais pas l’idée d’aller frapper à la porte de gens que je ne connaissais pas pour réclamer une compagnie que je ne désirais pas. J’y allais seulement en ultime et dernier recours, lorsque je sentais que si je ne le faisais pas, ma grand-mère finirait par se vexer face à ma réaction récalcitrante. Elle aimait ses voisins, pire les Hennemann étaient à ses yeux la famille idéale, riche et surtout très gentille avec elle. Elle aurait souhaité que nous soyons voisins, mes parents et elle, juste séparés par un grillage. J’étais gênée par les Hennemann, je passais une heure dans leur salon à répondre à leurs questions, il me fallait me forcer à m’exprimer à leur encontre dans un allemand impeccable, en prenant soin de ne pas trébucher.

Ma grand-mère n’était pas bavarde avec n’importe qui non plus, mais elle adorait se faire mousser, notamment en racontant son enfance, la guerre, la pénurie et les moments heureux. Avec une fierté qui m’a toujours désarçonnée et me hante encore, elle racontait que fillette, elle avait serré la main d’Adolf Hitler. J’ai décidé de prendre avec moi un dictaphone pour recueillir d’elle ce qui pouvait encore l’être.

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