Un matin, sur notre île, nous nous étions retrouvées à marcher sur un sol quasi lunaire. La terre noire et volcanique donnait à ce coin de l’île un caractère d’autant plus dépaysant et improbable que les reliefs, façonnés par un vent insistant, détonaient avec l’aspect lisse immaculé du ciel et de l’océan dont l’horizon noyait subtilement la frontière en face de nous. On aurait dit que l’érosion avait donné vie aux pierres tout autour, et que leurs couleurs vives, pareilles à l’attrait d’un oasis en plein désert, et qui ne serait pas un mirage de plus ici-bas, tendaient à mettre en exergue un paysage d’une beauté ineffable, à la fois sauvage et magique, et qui s’éloignait vers un infini en direction duquel nous marchions depuis un temps dissolu, le soleil grimpait à son zénith.
La lumière m’aveuglait et je ne distinguais bientôt plus aucune couleur tellement le vent emballait tout sur son chemin, il balayait les nuances autant que les quelques indications de direction données par la grande magicienne, que je ne suivais plus que d’un œil ouvert, comme son ombre. Je la suivais à la trace, presque mécaniquement, sans même réfléchir, j’évitais simplement de lui rentrer dedans si je sentais son pas ralentir, sa direction hésiter, j’en étais là.
J’avais tout loisir pendant notre séjour de l’observer de près, d’en percer le secret. Peut-être la magie d’un tandem réside-t-elle dans la cohabitation heureuse de deux solitudes, nous avancions ensemble, au même rythme, mais parfois sans se parler pendant un long moment, comme perdue l’une pour l’autre, plongée chacune dans nos propres pensées, abîmée pour ma part dans une perpétuelle et tortueuse interrogation concernant les siennes. Je ne pensais plus ni à mes pas ni à ma respiration, je m’étais accoutumée au silence et ne m’en trouvais pas incommodée, au contraire je lui aurais trouvé une certaine forme harmonique si les voix en moi ne m’avaient pas perturbée en interrompant le charme de notre tacite entente. Il me fallait alors me concentrer à nouveau sur mes pas pour marteler le rythme de la mélodie qu’insufflait ma respiration, et je pénétrais dans un silence entendu, une couverture intime. Plus aucun bruit extérieur ne me parvenait, parce qu’aussi bien je ne m’attendais plus à capter quoi que ce soit qui vienne perturber cette paix relative. A mesure que mes pas se faisaient plus légers pour faire le moins de bruit possible de peur d’éveiller mon esprit trop tourmenté, je me coupais d’elle, de moi et du reste du monde, j’étais expulsée en apesanteur sur la Lune, pour de bon et à des années lumières. Là-bas, je me sentais capable enfin de porter un regard neuf sur la terre et l’évolution des sensations, j’étais aussi attentive en plein jour à mon apnée qu’au plus discret de ses soupirs la nuit, aux inflexions de son souffle, j’y passais une éternité. Elle est devenue la mélodie que je voudrais lui crier dans les oreilles, le chemin du discours.
Nous avions regardé peu de temps auparavant un film sur un petit producteur de charbon noir, on le suivait caméra à l’épaule par-dessus la sienne pour entendre sa voix fredonner un air lointain comme pour se donner du courage, ensuite il choisissait un arbre puis le tronçonnait, cela lui prenait déjà une journée entière. Il en découpait plusieurs buches qu’il réduisait en cendres selon une tradition qu’il avait du apprendre en la voyant à l’œuvre, il s’appliquait à attiser les cendres sans jamais que le feu ne s’embrase. Enfin, il récoltait le charbon obtenu pour aller le vendre en ville et pouvoir nourrir sa famille, soigner les enfants et surtout, construire un vrai toit à sa maison à partir de tôle ondulée qu’il convoitait chez un marchand avant d’en apprendre le prix, exorbitant pour lui. En fin de parcours, avec trop peu d’argent en poche, il finissait dans une messe conjurer le sort et prier pour lui et sa famille comme le faisaient tous les autres autour de lui, qui étaient parvenus déjà à un état de transe, croire pour garder l’espoir.
Des cendres naît la chaleur.