C’est net comme un souvenir et à la fois délirant comme le ressac d’un rêve au réveil. Je me promène avec la grande magicienne et je suis à la recherche d’un coiffeur, mais je ne suis pas certaine qu’elle m’accompagne dans cette démarche, voire elle n’est pas au courant de l’urgence de ma quête, mes boucles ne vont pas tarder à refaire surface et je ne le veux pas. Il fait un temps superbe, presque caniculaire, mais ni elle ni moi n’avons chaud, au contraire même je me délecte des températures qui me permettent enfin de sortir, nous sommes très pâles et peut-être même affamées, toujours est-il que je ne ferai rien avant d’avoir trouvé un coiffeur pour me couper les cheveux très courts comme j’aime avant l’avalanche des boucles. Je n’ai pris le risque de faire pousser mes cheveux qu’à deux reprises, comme pour tenter une nouvelle expérience ou explorer un nouveau moi, pour finir chaque fois par un dégoût pour le caractère mou dans lequel m’installent ces boucles que je ne parviens pas à dompter et qui divaguent autour de mon crâne sans me donner la moindre allure, je ne me ressemble jamais. La dernière fois, qui remonte à cinq ans de cela, l’avalanche des boucles m’avait emportée dans la confusion et la mollesse au point d’en avoir oublié que je pouvais revenir en arrière, me retrouver et avancer à nouveau. Au lieu de cela, c’est une amie, coiffeuse de son métier et talentueuse en plus de cela, qui m’a prise entre quatre yeux, un peu à la manière de quelqu’un qui m’aurait annoncé que j’avais marché toute la journée avec la jupe repliée dans ma culotte, offrant un spectacle si pénible que personne n’aurait pris soin de venir m’en parler de suite. J’ai rencontré Emma dans le groupe de Gestalt auquel je venais de m’inscrire la même année, nous avions le même thérapeute et elle habitait à cent mètres du cabinet dans une jolie petite maison avec un étage, une cour privée pavée et une cheminée fonctionnelle, en plein cœur de Belleville. Elle y organisait ce qu’elle appelait des « dînettes » dans sa cuisine, un dîner sans prétention sauf qu’Emma était une cuisinière émérite et inventive comme je n’en ai pas rencontré beaucoup, elle a su un jour que j’aimais les œufs et m’a décliné toutes sortes de recettes merveilleuses autour de cet aliment, que je découvrais à nouveau chaque fois. Lorsque j’ai fait la connaissance d’Emma, je n’étais pas conviée aux dînettes parce que nous n’étions pas amies, d’une part tout rapprochement personnel dans le cadre du groupe n’était pas vu de bon œil, d’autre part, et cela nous amuse beaucoup elle et moi aujourd’hui, nous n’avions alors aucune affinité en particulier, nous étions les seules filles du groupe de Gestalt. J’irais même jusqu’à dire qu’il régnait entre nous une méfiance réciproque, je m’étais faite d’elle l’image d’une blonde superficielle dont les interventions voilaient la part de sincérité et d’émotion, tout allait tellement bien selon ses dires que je me demandais ce qu’elle faisait ici ; quant à elle, je lui donnais l’impression d’une huître trop fermée, fière, hautaine et arrogante,  pour s’intéresser à moi. Nous échangions par pure cordialité, par bienveillance pour le groupe. Il a suffit d’un exercice pour que, par un beau jour, notre relation bascule d’un bord à l’autre, un travail personnel initié par Emma dans le cadre du groupe dont l’intérêt était de mettre en scène des situations familières difficiles en s’aidant des personnes présentes pour permettre au patient concerné de revivre un moment particulier, une crise existentielle, de manière plus sécurisée et encadrée que si cela se produisait à nouveau dans la vie de tous les jours, et de pouvoir ensuite parler aussi posément que possible des émotions ressenties lors du travail, avant d’écouter les autres patients réagir à ce qu’ils avaient joué, vu et entendu, projeté aussi. Non seulement, Emma m’avait choisie pour jouer le rôle de la personne néfaste dans la situation mise en scène, mais surtout la situation me parlait de manière personnelle et éclairait la raison pour laquelle jusqu’à présent, nous n’avions pu nous entendre elle et moi, sans pour autant nous connaître plus que cela et sur la base d’une première impression, par pure projection de ce que l’une voyait de l’autre selon ses schémas et son propre vécu à cet instant. Dès lors que le travail d’Emma, à l’issue duquel elle s’est effondrée en larmes devant nous, a mis en lumière une histoire commune, la découverte de deux demi-sœurs pour elle et d’un demi-frère pour moi, vécue sous un angle différent, je découvrais à cette époque dans un soulagement heureux l’existence de mon demi-frère aîné qui savait lui depuis toujours que j’existais, Emma apprenait l’existence de ses demi-sœurs dont l’une – jouée par moi dans la mise en scène mais qui portait mon prénom dans la vie réelle – refusait obstinément de la connaître et d’accepter la situation, je me suis prise d’une affection subite, profonde pour elle. Non pas que j’étais persuadée dans mon élan de pouvoir consoler ma nouvelle amie de l’absence de considération de la part de sa demi-sœur en m’ouvrant enfin à elle, je me rendais compte que j’avais failli passer à côté d’une véritable amitié sous prétexte qu’un lien obscur existait déjà entre nous et que nous n’étions pas conscientes des enjeux que cela représentait. Cette séance fut pour moi une révélation et le travail d’Emma un véritable événement dans ma vie. Nous avons passé le reste de la journée à en parler et enfin nous rapprocher pour creuser cette affinité nouvelle qui nous était tombée dessus comme un cadeau du ciel en plein groupe. C’est ainsi que je fus conviée à ma première dînette et qu’Emma devint non seulement une confidente à l’écoute et aux conseils les plus fins et pertinents qu’il m’ait été accordés ici-bas, mais aussi l’image, à mes yeux, de la générosité humaine dont je me sentais incapable et qui me fascinait chez elle parce que cela allait de soi, ce don pour aller vers l’autre sans rien attendre en retour sinon de s’ouvrir à soi-même. Elle m’a naturellement inspiré sa propre tendance à montrer le meilleur de soi et se réconcilier avec les moins bons moments, en même temps qu’elle m’a confirmé dans l’idée que mes boucles poussaient n’importe comment et contribuaient à cacher mon visage plutôt qu’à  me mettre en valeur, comme par magie.

Emma savait que je lui faisais confiance, en un coup de ciseau j’avais retrouvé apparence humaine, je reconnaissais enfin ce visage dont je réalisais qu’il m’avait manqué. Seulement dans mon rêve, il n’y avait pas d’Emma à l’horizon, nous n’étions pas à Belleville, je devais me contenter de traquer les petites échoppes que nous croisions vers Père-Lachaise. Nous continuions à marcher sans parler, la grande magicienne et moi-même, le risque grandissait à chaque pas de me voir emporter par la prochaine avalanche subite de boucles, d’autant plus qu’au rythme où nous marchions, nous allions quelque part sans que je sache où. Il faisait toujours un temps superbe, le ciel était dégagé et large, beaucoup plus large et ouvert que d’ordinaire, comme s’il lui avait pris l’envie d’adopter une mode venue d’Argentine. En passant devant les petits commerces de fruits et légumes, je désignais du doigt les oranges en disant naranja et la grande magicienne me corrigeait en prononçant la jota correctement. Je répétais le mot et elle me reprenait, il me semblait vouloir l’entendre dans sa bouche encore et encore, si bien que je continuais à le répéter sans le corriger, je n’avais pas envie d’y parvenir, pas plus que je n’avais envie d’arriver quelque part, je voulais continuer à marcher avec elle. Je rêvais que la Terre soit bleue comme ses yeux et qu’elle continue à le dire à l’infini, naranja.

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