La randonneuse était retournée dans son pays natal, comme font les oiseaux migrateurs au changement de saison, pour y passer quarante jours, du 21 juillet au 31 août, loin d’elle je me sentais en quarantaine, mise à l’écart des flux saisonniers dans cet espace insolite et déboussolant qu’est Paris l’été. Tandis qu’elle s’envolait, je restais clouée à terre, toujours privée de course.
En son absence et dans l’attente des résultats de l’échographie susceptible de définir la gravité de ma blessure, j’ai pris l’habitude de m’assoir à mon bureau plutôt que de me lever pour sortir courir, et je parcours les derniers paragraphes rédigés la veille au soir, je les corrige et les enrichis parfois aussi, avant de les envoyer pour qu’ils soient lus à l’autre bout de la terre, sous forme d’un message à lecture immédiate, avec un début et une fin, entre les deux un semblant de développement plus ou moins long et abouti. Mon regard balaie la page de la gauche vers la droite et de haut en bas, comme ma foulée s’alignait dans le couloir le plus extérieur du stade, je saute à la ligne comme je prends un virage, et je saute d’un paragraphe au suivant pour mieux revenir au précédent comme si je changeais de trottoir pour attaquer le prochain pâté de maison. Et quand vient le soir, au lieu de la prendre dans mes bras et me serrer contre elle, j’attrape un livre et me projette de toute mon âme dans le récit d’un autre. C’est ainsi que je fais connaissance avec des voix et me familiarise avec des univers aussi variés que mystérieux de prime abord, derrière lesquels se cachent le style et la quête d’auteurs capable de créer une promesse pareille à l’espoir suscité par les prémices d’une relation amoureuse, capable en tout cas de me plonger dans un suspens et une intrigue autrement plus palpitants que l’attente que je vis et que j’endure pendant ces quarante jours d’absence, de solitude et de rencontres de voisinage. Pendant ce moment de lecture au moins, j’ai l’impression de m’éloigner de tout risque d’accident et de déception.
Le matin de la blessure, je me souviens avoir senti la sueur dégouliner dans mon dos et sur mon front, l’air était frais et mon corps ne se réchauffait plus, je m’étais arrêtée d’un coup, stoppée dans mon élan par une douleur vive et soudaine, j’avais beau continuer tant bien que mal d’avancer vers la sortie du stade, je m’en sortais plutôt mal que bien. Il était pour moi hors de question que je me mette à boiter, sous peine de confirmer la blessure et mon invalidité immédiate, si j’avais su à cet instant que j’en avais pour plus d’un an d’arrêt complet, nul doute que je me serais effondrée sur place. Je ne voulais pas m’avouer vaincue, je commençais pourtant réellement à souffrir. Je regardais à contrecœur le jour se lever, absente au spectacle qui autrement motivait chacune de mes sorties matinales. Je ne pouvais pas en vouloir au soleil de suivre le cours naturel des choses alors que ma propre course avait été soudainement interrompue. J’avais été évincée du traditionnel rythme des journées et des saisons, voilà ce qui se jouait, pour moi le printemps n’adviendrait plus jamais, le jour ne se frapperait plus dorénavant à ma fenêtre, sinon pour annoncer les pannes de réveil et accumuler mauvaise humeur et asservissement aux tracas de la routine. Les saisons se succéderaient avec du retard, bientôt ne se suivraient plus tout à fait et nous finirions par ne plus en remarquer la différence, là où nos cœurs se remplissaient de joie au moment des irrésistibles transitions virevoltantes de l’automne ou des franches tombées de rideau de l’hiver avec son manteau givré, aussi grisant que le grondement sec et tonitruant de l’été. Je peinais à gagner la sortie du stade, ma jambe était raide comme du bois qu’une lance maléfique venait transpercer chaque fois que j’avais le réflexe de vouloir prendre appui dessus, c’était comme une trahison à l’intérieur de mon propre corps que je venais de subir. Je n’avais jamais marché aussi lentement, pire qu’au ralenti, je ne pouvais éviter de décomposer chaque pas pour ne pas perdre pied pour de bon. J’avais l’impression de rejoindre la nuit et ses ténèbres. C’est là, dans les tréfonds de mon cœur déconfit, que j’ai vécu à nouveau une scène comme surgie de souvenirs très lointains, une scène du primaire, lorsque ne parvenant à écrire mon âge correctement sur l’ardoise, c’est -à dire le chiffre cinq à l’endroit, je l’inscrivais à l’envers avec la petite queue du côté droit. La maîtresse m’intimait l’ordre de sortir de la classe, de traverser la cour sur laquelle donnaient toutes les classes de l’établissement, or en plein après-midi celle-ci était vide et j’étais si désespérément seule à la traverser d’un bout à l’autre qu’il était difficile de manquer le spectacle de ma déchéance, quand de l’autre côté de la cour je retournais en maternelle où, selon la maîtresse, se trouvait ma vraie place. Aujourd’hui, j’ai presque de la tendresse pour ce souvenir, longtemps j’ai cherché à trouver un sens à cette curieuse et persistante tendance à vouloir écrire le chiffre cinq à l’envers, comme s’il retournait vers là d’où il vient, au néant. J’ai même voulu lire dans la Bible qu’au cinquième jour Dieu crée les oiseaux et les reptiles, les animaux qui volent et ceux qui rampent, juste après avoir créé le soleil et la lune. L’orgueil de vouloir voler, décrocher la lune et finir par brûler ses ailes au soleil ? L’intuition qu’il n’était peut-être pas nécessaire de poursuivre la création jusqu’à l’espèce humaine ? L’instinct de fuite ou la soif de liberté, selon. L’orientation erronée de mon chiffre cinq pouvait indiquer un retour vers le règne végétal le plus primitif, le cycle des jours et des saisons selon un rythme naturel et régulier, imperturbable. Je n’avais pas encore entamé un dixième du kilomètre qu’il me fallait parcourir pour rentrer chez moi que déjà, l’idée de m’envoler loin, à l’autre bout de la terre s’était imposé dans mon esprit et ne me quittait plus. Traverser tel un oiseau libre la moitié du globe me paraissait moins improbable à cet instant que faire un pas de plus sur le bitume. A présent, je boitais et franchissais à peine une enjambée à chaque tentative d’avancée. Définitivement, l’éveil du printemps me semblait compliqué cette année de mon côté. Le muscle sollicité avait refroidi, si bien que la douleur était de plus en plus insupportable, j’avançais quasi à l’arrêt et la montée des marches jusqu’à mon appartement acheva de nourrir mon profond désarroi. Le cœur lourd, je me suis enfouie sous mes draps tandis qu’autour de moi se préparait un nouveau jour.
Ce n’est pas que la randonneuse ne soit jamais revenue de sa migration, elle était bien de retour au bout de quarante jours, mais ce n’était plus la même personne ou alors simplement éprouvée par son voyage, moins disponible pour les petites habitudes que nos avions initiées. Elle avait fait de l’opportunité de ce voyage, au cours duquel elle n’avait pas concrétisé ses rêves d’évasion, l’obsession d’un retour définitif. Celle qui était venue me chercher en me parlant de ses sujets de prédilection et en me lisant des extraits choisis, celle qui m’adressait des œillades qui ne laissaient nulle place au doute, celle avec qui j’avais ensuite pris l’habitude d’échanger pendant des heures et sur des jours entiers, celle dont je m’étais rapprochée enfin à l’occasion d’un baiser échangé dans une voiture, au bord d’un canal, au milieu de nulle part, celle que j’avais invitée chez moi d’abord un soir et laissée dormir plus d’une matinée par la suite, celle qui avait chamboulé tous ses plans de vol pour passer quelques jours sur mon île, celle-là n’était pas revenue à moi. Tous les jours, j’avais continué à lui écrire mes paragraphes, lui relatant certaines péripéties parisiennes que je me plaisais à inventer pour elle, depuis mon impossible reprise des sorties au stade jusqu’à la rencontre avec mon improbable voisine de quartier, en passant par l’idée que je me faisais de nos retrouvailles.
J’attendais son retour avec une impatience dont les effets oscillaient entre sérieux doutes, sentiment de solitude d’un soir, et élan passionnel inspiré le jour suivant. J’attendais son retour et je restais confiante dans l’idée que nous allions nous retrouver, je mettais dans cette attente une énergie inouïe, vaine et inutile. Tout l’été, j’étais dans l’attente, tendue. Disponible et tendue, c’est dans cet état exactement que j’ai décidé de rencontrer la voisine dont m’avait parlé à plusieurs reprises déjà une connaissance que nous avions en commun et qui n’habitait pas le quartier. Elle m’avait suggéré de la rencontrer avec une insistance lourde et qui m’avait plutôt fait reculer jusque-là, comme devant un piège aux rouages mal, si mal camouflés.