Si tant est que l’on puisse définir à une acmé son commencement, le début de l’apogée, celui de ma relation à S., et dont j’espérais qu’il dure sans fin, se situerait à ce point précis de l’histoire où les choses semblent s’installer avec évidence et fluidité pour prendre la forme d’une certaine continuité, comme s’il s’agissait d’une évolution que la nature elle-même avait jugé bénéfique au développement personnel de chacune de nous deux – à l’environnement mondiale devrais-je dire pour donner une certaine perspective à mon propos, bien sûr – et que, de ce fait, rien ni personne n’aurait en aucun cas ne serait-ce que la possibilité d’entraver les promesses d’épanouissement de mon union à elle. Que celui qui n’a pas fait le souhait de régner éternellement dans le cœur de l’autre lève la main ici et maintenant, ou se taise à tout jamais.

En attendant l’avènement des cloches au plus haut des cieux et la consécration de la paix irrémédiable dans le monde avec un générique de fin arc-en-ciel sur fond de bons sons gospel, ce que j’espérais de tout mon cœur s’est réalisé, elle est revenue chez moi dès le lendemain. Comment définir autrement l’acmé que comme ce moment parfait où la réalité rejoint le rêve, le temps de croire que ce qui paraissait idéal la seconde d’avant s’inscrit dans la continuité. De son point de vue, la relation avait quelque chose de « surréel » dans le sens où tout allait beaucoup trop vite entre nous, après tout rien n’était prévu et surtout pas notre rencontre, ni pour elle ni pour moi. Je ne me suis pas inquiétée de sa réaction et me suis voulue rassurante. Sans doute, c’est moi que je cherchais à rassurer en tout premier lieu.

Pour fêter sa venue, j’ai sorti le sachet de bonbons Haribo de mon tiroir et l’ai ouvert pour m’en servir une portion dans la même coupelle qui avait servi aux amandes grillées dégustées deux jours avant. Cette fois, je ne mâche plus frénétiquement, je laisse fondre sur la langue la friandise dont le goût fruité se répand dans ma bouche, coule à travers ma gorge et se retrouve au bout de mes doigts colorés par les additifs chimiques. Je me régale à l’idée de la retrouver et me sert une deuxième coupelle de bonheur. Lorsqu’elle arrive, je suis ivre de sucre et de joie, j’ai le sourire jusqu’aux oreilles et mon baiser a le parfum à la fois de l’innocence et des excès. Je lui ai laissé un bonbon de chaque couleur dans la coupelle mais pas le temps en revanche de piocher le premier, je fonds sur elle avec un plaisir proche de l’évanouissement.

J’aime ce talent qu’elle a, caché, de ressembler à une actrice hollywoodienne des années fastes lorsque son regard se perd dans le vide, cet ailleurs auquel elle seule a accès. A d’autres moments, je lui trouve une ressemblance avec Betty Boop, j’aime aussi ce côté garçon manqué, son audace et sa mine courroucée lorsqu’elle insulte un type qui la siffle au stade, cette hargne, et ce féminisme qui ne veut surtout pas s’afficher en tant que tel. J’aime quand elle est aguicheuse et sensuelle, elle me fascine lorsqu’elle devient intellectuelle sans prétention, j’adore la suivre dans ses envolées conceptuelles autant que lyriques. J’aime son romantisme. Elle me fascine par son sens aigüe de la mise en pratique, elle a le pragmatisme généreux, je me passionne quand il s’agit de la déshabiller, la découvrir, la dévoiler, la suggérer et la caresser, partout où je suis autorisée. C’est- à dire partout. Tout le temps que je suis avec elle mon regard est captivé, mes pupilles focalisent sur elle au point de lire ses pensées, que son visage a appris à dissimuler sagement. Elle sait lire les miennes comme personne.

Parmi les éclaircies cependant, cette annonce qui ne m’échappe pas, elle ne sera plus seule dès la semaine suivante. Je lui demande si cela signifie qu’elle sera moins libre et disponible, elle me répond non seulement qu’il s’agit de ça, mais surtout qu’apparemment nous nous verrions déjà trop souvent. Tout allait bien jusque-là, tout allait trop bien. Jusqu’à ce mardi matin, près d’un mois après lui avoir adressé la parole pour la première fois, tout était parfait. A un jour près de ce qui eut pu être notre premier anniversaire de quelque chose à fêter, tout semblait couler de source. Pire, j’avais l’impression au-delà de la magie de la rencontre, d’avoir déjà croisé son âme des millénaires auparavant, durant une ère préhistorique et sous une forme végétale peut-être, et que nous étions en pleines célébrations de nos retrouvailles. Nous venions de passer la nuit entière ensemble, la deuxième seulement, un paquet de bonbons et une bonne dose d’amandes grillées plus tard, je sentais mon estomac se nouer pour la première fois à l’idée de la perdre, et cette idée m’était insupportable.

Nous nous sommes revues le mercredi à la répétition de chorale, je l’ai raccompagnée jusque devant chez elle, je suis rentrée chez moi et j’ai fait un sort au tofu nature et aux tomates cerise. Rien n’avait de saveur. Puis nous nous sommes donné rendez-vous le vendredi suivant au Café de la Danse pour un concert que je lui avais proposé. Elle est venue malgré tout, contre les réprimandes et les reproches qui semblaient s’accumuler à son égard. Je l’ai trouvée en panique et ne sachant comment la rassurer, je l’ai raccompagnée jusque devant chez elle, au lieu qu’elle ne me suive chez moi pour y passer la nuit, comme c’était prévu à l’origine.

Je suis rentrée et j’ai avalé les quatre tranches de truite fumée et la moitié du pain aux céréales, l’esprit torturé par l’inquiétude. Rien n’allait plus. Je l’ai retrouvée le lendemain avec J., devant la porte de l’immeuble, pour partir ensemble au week-end chorale, loin de Paris, loin d’elle aussi et ça, jamais je ne l’avais imaginé ainsi. Nous avons pris une chambre ensemble mais je ne l’ai pas retrouvée, je ne parvenais pas à la rassurer, et en même temps je partageais son angoisse à l’idée du retour de sa partenaire, le lendemain même. Elle avait préparé un superbe Zucchini bread pour toute la chorale, j’en ai mangé la moitié à moi toute seule. Mais rien ne pouvait me consoler. Elle était en train de s’éloigner de moi au moment où je m’étais sentie proche d’elle comme de personne depuis très longtemps, une éternité.

L’acmé avait été de courte durée.

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