Aujourd’hui, cela fait 10 ans que j’ai perdu ma grand-mère allemande, la mère de ma mère, celle qui m’emmenait nager sur la base nautique de Bruch, perdue entre Gummersbach et Lieberhausen, à une heure de Köln. Celle chez qui je suis allée me réfugiée en pleine anorexie durant l’hiver 1995.  Il neigeait à Köln et j’avais bien sûr éteint le chauffage dans le studio que j’avais fini par louer pour ne plus subir la déception de ma grand-mère tous les soirs parce que je n’avalais plus rien de tout ce qu’elle me préparait rien que pour moi et que jusqu’ici, pendant 20 ans donc, j’avais réclamé corps et âmes pour remplir ma soif d’affection. Les Pfannkuchen sur lesquels il me suffisait d’ajouter une pointe de sel pour en faire un met savoureux, la salade de choux, les pommes de terre rissolées que personne n’a pu faire de la même manière, les harengs roulés, et même le bocal de cornichons aigre-doux, je ne mangeais plus rien et j’étais malheureuse, malheureuse. J’avais perdu le goût de vivre. Mais je gardais le contact avec elle, j’avais coupé avec le reste du monde. Et bien sûr, le reste du monde ne m’a pas attendu pour continuer à prospérer.

 J’ai mis du temps à refaire surface, en fait il m’a fallut dix ans pour reprendre pieds et apprendre à me projeter à nouveau dans un lendemain sans avoir à me préoccuper uniquement de la survie immédiate. Et lorsque, au mois d’août 2009 alors que l’athlète Usain Bolt était sur le point de pulvériser le record du monde sur 100m au championnats du monde de Berlin, ma grand-mère s’est fait une fracture du fémur, c’est moi qui suis allée à son chevet. Je lui ai rendu une première visite, je ne sais même pas si elle m’a reconnue mais je me suis dit que le lendemain je lui ferai écouter nos morceaux, le Magnificat de Bach, le concerto pour clarinette de Mozart et bien sûr la septième de Beethoven, son ami intime puisque elle-même native de Bonn et pianiste devenue professeur de piano avait toujours élu au-dessus du lot le compositeur allemand. Le lendemain, quand je suis retournée à l’hôpital, c’est son cadavre que j’ai trouvé sur le même lit d’hôpital. Un ruban lui entourait la tête pour empêcher sa mâchoire de tomber et personne n’avait pris la peine de m’avertir à mon arrivée dans le service.

Ne jamais remette au lendemain ce qui peut être dit aujourd’hui. Demain est un autre jour, c’est aujourd’hui qui compte. Aujourd’hui, cela fait 10 ans jour pour jour que j’écris, quasi tous les jours, pour ne rien oublier de ce qui compte. Et parmi ce qui compte, savoir sur qui compter et apprendre à ne compter finalement que sur soi pour repousser tous les jours ses propres limites. Et me rappeler d’où me vient ce goût jouissif de la baignade en eau libre, ce moment où nous arrivions avec ma grand-mère sur la rive du plan d’eau et que je me mettais à nager vers la bouée la plus éloignée pour me retourner vers elle une fois l’objectif atteint, pour qu’elle soit fière de moi.