Au retour de l’île, il neigeait et la couleur blanc avait tout envahi comme un manteau froid sous lequel il ne restait plus qu’à grelotter de tout son corps jusqu’à la prochaine éclaircie, il ne s’agissait pas non plus d’un blanc neige, immaculé et dénué de tout soupçon, mais d’un blanc cassé dans lequel on aurait pu voir des traces de bottes.
La même inquiétude que ce matin au stade, lorsque la blessure avait littéralement cloué sur place tout espoir de printemps, sans lui laisser la chance d’éclore et de rayonner, avec cette impression insupportablement troublante d’avoir été saboté dans son élan. Quelqu’un aurait voulu sectionner le câble dans du système moteur dans la course du soleil, la souffrance n’en eut pas été moindre.
Le matin du retour, c’était la nouvelle année et tout était calme, mais justement trop, cela devenait intrusif et suspect. L’environnement semblait prisonnier d’un filtre opaque qui empêchait de voir les choses clairement, par exemple avec de la couleur ou bien des nuances. C’est comme si les couleurs avaient d’un coup disparu, il n’y avait plus aucun rayon jaune, pas la moindre explosion de rouge dehors et sur les balcons, pas plus que d’azur dans le ciel, le vert restait enterré et même le marron ne se montrait pas, on aurait du à la limite reconnaître le violet sur la vitre givrée ou le gris à l’horizon, or ce n’était pas le cas. Même le jus d’orange frais servit par la grande magicienne parut incolore dans le verre désespérément transparent. Seule la magicienne était restée grande. Elle ne donnait plus l’air de prêter la moindre attention, elle vaquait à ses occupations et prenait le temps de choisir la musique appropriée. Rien n’allait plus, quelque chose avait été cassé dans ce renouveau, à moins qu’il ne se soit passé quelque chose d’autre.
Ce blanc cassé était pire que tous les noirs de la terre car dans le noir, depuis l’ombre, on peut encore chercher à discerner ce qu’il faut voir, après tout de l’obscurité nait la lumière, alors que ce blanc était cassé au point de ne plus donner aucune prise de vue, pour ainsi dire. L’opacité était presque intentionnelle, on empêchait de voir, de vivre et de crier, de survivre, comme dans ces rêves où l’on ne peut appeler au secours et s’échapper parce que rien ne sort. Une fois rentrée, il a fallut mettre un peu d’ordre dans les affaires avant de fermer les yeux. Toujours le même blanc cassé et opaque, pas de noir salvateur et reposant, ni autre couleur. Peut-être qu’en fermant les yeux encore et toujours plus fort, mais à moins de les coudre, il n’y avait pas moyen de se couper davantage du sens de la vue pour mieux percevoir ce qu’il se passait tout autour.
La neige tombait de plus belle, dans la cour les pas feutrés se posaient prudemment pour ne pas rompre le calme ambiant, on aurait donné la consigne aux gens de ne pas sortir pour cause de journée incolore, l’ambiance n’aurait pas été plus tamisée, presque étouffée pour ne rien laisser paraître d’ordinaire, au contraire tout acquérait des dimensions lunaires, rien ne voulait peser. Sauf les pas sur le blanc pour le casser. Une profonde inspiration plus tard, et la cassure s’est immiscée ici toute entière, sourde comme une grande vague de froid, tout a tremblé pendant une minute puis plus rien.
J’ai su que j’avais pénétré la cassure du blanc à ce moment précis. Et déjà, l’environnement ne me paraissait plus aussi souillé à l’intérieur, si je m’approchais du bord le blanc s’éclaircissait même par endroit pour laisser apparaître des filets de lumières, un reflet violet sur le givre et une ombre grise contre la paroi. Pas une couleur n’avait déjà cassé le blanc, toutes s’y étaient essayées pour toucher la lumière et se voir sous un nouveau jour. Inversement, le blanc venait apporter sa touche de nuance et de pâleur, une certaine forme d’équilibre et d’harmonie en se mélangeant à chaque couleur, sans vouloir la casser, simplement en lui insufflant une autre manière de trouver sa place dans le tableau, pour lui suggérer de nouvelles associations de couleurs à partir de sa teinte actualisée.
Le blanc ne m’aveuglait plus comme auparavant et la cassure ne me faisait plus peur, elle m’enseignait en me proposant d’envisager autrement la situation qu’en la considérant comme vaine, désespérée. Certes, j’étais de retour de notre île et quelque chose finissait, j’avais peur de la fin mais c’est en moi que la peur était logée, la fin existait parce que je l’avais dessinée. J’avais appréhendé le retour du voyage dès le départ, j’avais eu peur de la fin de ma relation dès la rencontre avec la grande magicienne, persuadée qu’elle pouvait disparaître d’un coup. La peur en moi était tellement présente et palpable qu’elle a tout englouti au moment où les couleurs de l’ailleurs et de l’émerveillement se sont évanouies, cristallisées en souvenirs. A nouveau, j’ai respiré profondément et j’ai convoqué une à une les couleurs de mes souvenirs, depuis le soleil haut dès le matin dont la lumière jaune et vive inondé les murs de la cuisine aux tomettes ocres, jusqu’au ciel dont le bleu détonait dans le calme matinal, à peine entendait-on le chant d’un oiseau, moi qui pensais que l’exotisme inspirait les mélodies les plus folles. Les montagnes au loin se découpaient dans les chapes de brume et l’on pouvait deviner la silhouette des sapins, le vert était foncé et sitôt dans l’ombre la forêt paraissait engloutir toute trace de lumière pour mieux s’ouvrir au regard au passage du soleil de ce côté. Les cimes paraissaient argentées par certains endroits et le miel récolté là-bas sentait la sève brute issue des plus généreux palmiers de l’ile, je le laissais couler le long de ma cuillère pour qu’il forme un filet en or et danse comme la flamme d’une bougie le soir pour nous divertir.
Je souris. L’or n’est pas une couleur mais il me rappelle le sourire de la grande magicienne, l’argent n’est pas une couleur non plus, pourtant je sens la douceur de ses cheveux lorsque je les caresse et je sais que j’aurai la chance de les caresser. Elle me dit que la magie est en moi. J’ouvre les yeux, la neige a cessé et le ciel est dégagé, on pourrait se laisser aller à imaginer le premier rayon du soleil balayer les derniers nuages, réchauffer la cassure par laquelle il aura enfin réussi à percer pour rayonner jusqu’ici du plus bel éclat, comme neuf.