« Qu’on en finisse », avait-elle dit. J’avais émis l’idée qu’il serait plus sage si nous nous rencontrions assez rapidement au lieu de laisser le fantasme prendre toute la place au milieu d’échanges nourris d’espoirs, dans un étrange mélange d’inquiétude et d’excitation de mon côté. Il y avait dans sa remarque abrupte autant de soulagement que d’agacement, ou alors j’y projetais mon propre état nerveux, au moment où le pire qui puisse arriver eut été son refus soudain de me rencontrer, comme si l’intérêt de la relation de son côté tenait dans son caractère virtuel. Nous nous étions parlées la veille au téléphone, pendant plus de deux heures, et nous avions échangé des photos mises en scène qui suggéraient que l’une comme l’autre, nous assumions ensemble la démarche actuelle de séduction dans laquelle nous avions évolué. Restait à faire l’ultime et dernier pas, caler un rendez-vous et se rencontrer. En finir avec la tension. Je n’avais rien prévu d’autre en ce lundi que de récupérer et d’honorer mon cours de chant. La chanteuse de gospel, qui faisait elle aussi partie de l’atelier, m’avait proposé de venir me chercher pour rentrer ensemble à pieds, connaissant ma prédilection pour la marche.  J’avais accepté avant même de savoir que je proposerai cette journée pour rencontrer cette inconnue qui ne l’était plus tout à fait. J’étais confiante, sûre de la force de mon attirance et  persuadée de ne pas me tromper. Je suis arrivée souriante chez la coach vocale. À l’époque, lorsque je la connaissais essentiellement comme fumeuse de joints, elle commençait tout juste à donner des cours de chant et à en vivre, je l’ai rencontrée par l’intermédiaire de la fille que je fréquentais, fumeuse elle aussi, moi je m’endormais systématiquement quand mon tour venait de tirer une latte. Nous somme restées en contact sans prendre de nouvelles activement, comme il est possible d’être en contact de nos jours avec quelqu’un sans l’avoir jamais concrètement contacté directement, et un jour, j’étais depuis deux ans dans la chorale,  je lui ai demandé si elle pouvait me donner des cours de chant. Voilà comment je connais la coach vocale, je l’ai contactée pour des cours de chant. J’ai crié Doll parts mieux que jamais. La chanteuse de gospel m’attendait à Convention. J’avais pris soin de fixer le rendez-vous avec la surprise du jour à 14h23, faubourg Saint Antoine, c’était suffisamment imprécis pour ne pas rendre la rencontre trop réelle encore. Quand je me suis retrouvée seule à Châtelet, j’ai ralenti le pas, presque instinctivement, les choses ont commencé à prendre une allure sérieuse en abordant Bastille. Je me rapprochais du lieu de rencontre mon cœur s’accélérait au rythme des messages que j’échangeais avec la destinataire et qui se voulaient rassurants, de fait ils ne l’étaient pas, impuissants face à l’excitation qui menaçait d’atteindre à son apogée alors que le moment de l’impact fut imminent.

Si seulement je savais comment, au dernier moment, céder à la panique, au patatrac cardiaque total et arrêter la machine en marche pour éviter de la croiser, s’il avait simplement suffit d’arrêter de marcher. Qu’on en finisse, avait-elle dit. Je ne savais plus par quoi commencer, sinon qu’il me fallait lui indiquer précisément ma position géographique et son évolution pour que nous tombions l’une sur l’autre. Nous approchions toutes les deux du marché d’Aligre, j’imaginais la rencontrer à chaque personne que je croisais, je dévisageais sans me rappeler plus aucun signe distinctif de celle que j’étais sensée reconnaître pour avoir passé un temps fou sur une photo d’elle à projeter ce moment que j’étais en train de vivre. Mais aucune des personnes qui venait vers moi, certaines en me dévisageant, d’autres en feignant ne pas avoir remarqué ma présence, aucune ne s’arrêtait en face de moi, toutes mes dépassaient. J’ai fini par baisser le regard pour calmer mon agitation.

Mon esprit s’est concentré sur la photo pour me rappeler son sourire. L’effet de son sourire en me rappelant son visage sur la photo fut immédiat, j’ai pu me centrer à nouveau, ma respiration s’est décélérée et mon cœur n’a plus du tout eu envie de s’arrêter de battre. Ensuite, le bleu de ses yeux, un bleu à mourir, et son regard aux profondeurs abyssales, en parfait accord avec la moue coquine que lui donnait ses fossettes, m’ont aidé à faire le pas suivant, à continuer à avancer. J’étais à nouveau captivée par son image, j’en aurais presque fermé les yeux en soupirant de soulagement.

Ce qui s’apparentait au début à une rencontre hasardeuse s’était transformé en un rendez-vous galant en bonne et due forme, avec sa charge de tensions au moment où le meilleur pouvait advenir, de tensions et d’attentions au moindre détail pour éviter le pire aussi. Je nous imaginais assises bientôt l’une à côté de l’autre à la terrasse d’un petit café, surtout pas un bar branché à la musique trop forte. Nous serions assises à côté, et non l’une en face de l’autre parce que cette configuration est trop abrupte pour une première confrontation, plutôt serrées l’une contre l’autre et je ne cesserais de la chercher du regard en douce. Ce moment, tel que je l’imaginais, j’aurais voulu qu’il dure indéfiniment. Nous aurions bu des thés à la menthe avec beaucoup de sucre, surtout pas d’alcool pour un premier rendez-vous, et nous aurions parlé sans être dérangées, pas même le silence n’aurait créé de malaise entre nous, au contraire il aurait permis de savourer chaque échange comme on laisse fondre un bonbon sous la langue au lieu de le croquer.

Ce sera plus fort que moi, il faudra que je regarde ses lèvres, mais à son insu pour ne pas qu’elle comprenne mon envie de l’embrasser, je veux rester discrète, je ferai mine de lire sur ses lèvres. Je déchiffrerai au mieux le moindre de ses gestes, ses expressions de visages, la moue qui se dit flattée, je décortiquerai le mouvement de ses sourcils, le moment où elle s’arrête de parler, les inflexions dans sa voix et ses silences. Il me sera impossible de savoir si je lui plais ou non, tout ce que je serai en mesure d’évaluer sur le moment, c’est sa capacité à elle de m’envoûter dans la vraie vie comme dans le rêve que je me fais de cette rencontre depuis des mois, des jours, des millions et des milliards de minutes qui s’égrènent maintenant. Sa voix m’avait charmée au téléphone, au point de me scotcher au combiné plus de deux heures d’affilée, ne nous pourrions plus nous quitter après autant d’heures de discussion lors de notre première rencontre, je l’imagine me demander quel est mon programme dans les prochaines heures, je m’imagine jouant celle qui n’attendait que le moment où cette question lui sera posée, parce qu’aussi bien j’aurais raison d’y deviner une invitation à passer le reste de la journée ensemble, ici chez elle ou au septième ciel, peut m’importait à présent pourvu que ce soit avec elle. Dans une variante du scénario, je peux ne pas avoir voulu entendre l’invitation et je réponds au premier degré, je prends le métro à la station la plus proche, une autre option étant qu’elle ne me pose aucune question et que, dans la logique des choses, nous nous levons pour faire évoluer la situation d’une manière ou d’une autre, nous réglons nos consommations et nous mettons à marcher, l’une à côté de l’autre, dans la même direction.
Elle n’aurait pas l’air pressée de me quitter, j’adapterais mon allure à la sienne, ce serait ma manière de lui montrer mon attirance pour elle autrement que par l’échange d’un regard ou de mots explicites, comme un signe de séduction envoyé d’un bipède à un autre bipède. Je pouvais aussi envisager le moment où nous n’aurions plus rien à nous dire, après avoir épuisé tous les dénominateurs communs entre nous et n’avoir pas accroché plus ardemment à un sujet parmi toutes les conversations possibles et déjà engagées par d’autres depuis la nuit des temps. A cette pensée, mon cœur se serrait, j’avais le souffle coupé, j’avançais presque la mort dans l’âme. Je l’imaginais lancer une remarque ponctuant la fin de notre rencontre, quelque chose comme « voilà, nous nous sommes vues », pour me faire réagir, et je serais incapable de réagir, et nous nous séparerions sans autre forme de procès, nous nous quitterions par la force des choses, précisément parce que les choses de la vie ont parfois plus de poids que la volonté la plus farouche et déchaînée. J’étais terrorisée à cette simple idée.

Au dernier moment, j’ai changé de trottoir.

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