J-7.

Fuir.

Je ne suis pas prête. Le serai-je un jour. La blessure disparaîtra-t-elle seulement.

Je n’ai pas eu à cuber de patience pour attendre la réponse à mon très bref message. J’étais disponible pour voir la grande magicienne avant son nouveau départ pour l’Asie, j’étais donc attendue le soir même à 20h précises, sauf que je ne l’avais pas prévu du tout à l’origine. C’était ma dernière chance de la voir avant qu’elle ne disparaisse dans trois jours, j’avais saisi l’occasion au vol et sans réfléchir, alors que j’avais un tout autre programme en tête déjà. Peut-être avais-je accepté trop vite son invitation, par peur qu’elle ne retire sa proposition. Jusqu’ici, j’avais le choix entre une séance de natation pour découvrir une nouvelle piscine, ou l’avant-première d’un documentaire sur un architecte norvégien, génie de l’espace urbain, jusqu’ici je savourais le luxe d’avoir encore le choix, le temps de ne pas prendre de décision. Je ne cours plus. J’attends mon tour, prendre le départ. La ligne se rapproche. I walk the line. Je n’attends pas que quelqu’un m’attende derrière l’autre ligne, à l’arrivée j’accours vers moi. Je ne saurai jamais si de son propre chef elle m’aurait contactée avant de partir, pour me voir. En attendant, le rendez-vous avait été arraché de peu et parce que mon inquiétude se sentait, j’aurais du opter pour le silence, je ne l’ai pas fait, il ne me restait plus qu’à patienter jusqu’au soir, rien ne servait de me repasser en boucles les différents scénarios possibles auxquels j’aurais pu avoir recours pour dissimuler mes attentes, mais j’ai passé la journée à ressasser. Je suis allée voir un film raté, une intrigue située de nos jours filmée à la mode du cinéma d’auteur des années 60′, c’était long, tout devenait à peu près insupportable. Lorsque je suis sortie, le soleil était très haut dans le ciel, la journée battait son plein et la lumière était plus intense que jamais, sans doute d’autres que moi vivaient des événements vraiment marquants. Pour ma part, je n’avais aucune envie de voir la grande magicienne pour la toute dernière fois. La rue Oberkampf me parut plus longue que jamais, interminable et pentue, j’étais à bout de souffle, avec l’impression qu’à l’autre extrémité quelqu’un s’amusait à en relever le bout et secouer la voie sur toute sa longueur, côtés pairs et impairs confondus, pour me renverser d’un coup sec comme on secoue un tapis pour l’épousseter, afin de m’inciter à douter plus encore. Au moins la piscine m’offrait l’alternative d’une noyade salvatrice, quant à la séance de cinéma, j’y aurais trouvé la solution d’une disparition dans l’obscurité totale et l’anonymat. Tout en continuant à avancer, je me sentais reculer au fond de moi, tout au fond je me sentais happée par un précipice intérieur qui n’était autre qu’un sentiment d’impuissance et de vide. La rue n’en finissait pas de grimper, je portais mon cœur en bandoulière et pouvais presque sentir les regards des passants dégouliner sur moi, d’autres étaient assis aux terrasses qui commentaient le spectacle et ma grimace, sans doute connaissent-ils la fin de mon périple, peut-être certains attendaient-ils de me voir dégringoler la rue Oberkampf en sens inverse.

J-3.

Foncer.

Je n’ai plus le choix. Cela fait des mois que je me suis engagée à participer, ce sera mon troisième marathon, j’ai la date en tête comme un rendez-vous avec la douleur, qui sera le plus présent cette année, du souvenir de la fracture ou de l’excitation dans l’effort ?

A son invitation, je n’avais pas répondu « pourquoi pas » en prenant le temps d’abord de disparaître un temps dans l’obscurité rassurante d’une salle de cinéma avant de me noyer dans les eaux enveloppantes d’une piscine, non je n’avais pas laissé désirer ma réponse parce que je n’ai jamais apprécié moi-même recevoir ce témoignage de manque d’intérêt, pourquoi pas. J’ai acheté une moitié d’ananas, des champignons de Paris, du jus de pomme, j’étais assoiffée, du tofu fumé et des tomates cerise avant de tracer directement pour pointer à vingt heures pile. Arrivée chez elle, je ne l’y trouvai pas et me suis mise à préparer de quoi grignoter ensemble. C’est au moment où, en pleine découpe de l’ananas et des champignons, sublimes spécimens, j’ai entendu le bruit de l’ascenseur qui montait, je savais que c’était elle parce que je reconnais le bruit de son ascenseur et la sonnerie de ses messages à elle, ils se distinguent de tous les autres signaux d’ascenseur et de téléphone auxquels je ne prête pas la moindre attention, oui c’est à ce moment que je me suis rappelée que je portais depuis la veille la coupe très court que j’affectionne tant et qu’elle n’aime pas. J’ai lâché le couteau, pris mon sac, puis l’escalier.

J-1.

Demain.

Je suis prête à me dépasser, mais je ne me sens pas préparée pour autant. Jamais je n’ai fait ce qu’il fallait faire au moment où il faut y aller pour de vrai ici, maintenant. Courir permet mieux que n’importe quoi de se centrer sur l’ici, à chaque foulée, et sur le maintenant, à chaque respiration, sentir l’effort mettre à l’épreuve le corps et l’esprit. A vingt ans, j’étais anorexique, c’est un peu comme disparaître dans une salle obscure sauf que les lumières ne s’allument pas à la fin de la projection et qu’il n’y a pas de porte de sortie. A trente ans,  j’étais alcoolique ou presque, je me noyais dans une piscine qui n’existait que pour moi, remplie de soucis que d’autres ne comprenaient pas, personne n’aurait su m’aider. Et à quarante ans, je me suis vue marathonienne, en tout cas l’espace d’une petite semaine, entre mon premier semi-marathon couru correctement et la blessure en plein entraînement. Pourquoi gâcher toute chance qui se présente à moi sitôt qu’elle ne fait que m’effleurer sous forme d’un espoir mince et fragile plutôt que d’en prendre soin et réaliser un jour mon rêve. Plus d’un an après, je me suis remise à courir, la veille de Pâques, sur une distance de cinq kilomètres, pas de douleur lancinante et un plaisir libérateur, je retrouvais enfin les sensations. La semaine suivante, j’ai poursuivi la reprise par un sept puis un huit kilomètres, et enfin dix. Et le dimanche matin aux aurores, sans en parler, j’ai pris le départ de mon premier marathon.

Cher destin ! Celle qui va s’élancer demain à 8 heures pour franchir une nouvelle étape te salue.

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