Quand je dis qu’on m’enterre, il faut le comprendre d’un point de vue symbolique, bien sûr. Je ne finis pas dans un cercueil et personne ne prie pour moi, je ne meurs même pas. Depuis le début de la soirée, mon attention est focalisée sur la photographe dont je sens la présence dans mon dos, pareille à un oiseau de proie qui circule parmi nous en observant ce qu’il se trame ici-bas sans en perdre une miette et pour ne pas manquer le bon moment, l’instant propice pour se fondre dans un groupe et plonger dans la discussion avec à propos, à la surprise et pour la plus grande joie des invités, choyés et distingués chacun à leur tour. Lorsque j’aperçois son image dans le miroir, prête à déclencher l’appareil photo qu’elle tient les manches retroussées et à bout de bras pour cadrer l’image le mieux possible, tout en souriant d’un air complice au sujet photographié, je ne me situe pas dans son champ de vision, pas du tout. Il lui faudrait plonger son regard bien plus bas, déployer ses ailes par surprise et d’un coup piquer de la tête droit devant, direct sur moi. En fait, elle n’a nul besoin de le faire, je suis d’ores et déjà captivée par le manège de ce drôle d’oiseau.
Je continue à écouter docilement ma voisine de droite, la tête légèrement inclinée vers elle par courtoisie, je réponds par de brefs hochements pour montrer que je suis la discussion tout en fixant la table pour mieux épier ce qu’il se trame dans mon dos. Il me suffit de deviner pour savoir, je le sens à l’animation autour de moi, notre hôte est proche, je suis aux aguets. Elle me prête d’autant moins attention qu’elle me connaît depuis le début de la soirée seulement, elle a entendu parler de moi auparavant par ma voisine d’en face dont le regard me fixe toujours, sauf au moment de la photo. Rien que pour ce moment d’inattention où j’ai tout loisir d’échapper à l’inutile vigilance dont je fais l’objet, la photographe suscite mon extrême intérêt et une curiosité décuplée par le fait que sur la base de ouï-dire, je me l’étais imaginée toute autre, vraiment à l’opposé de celle que je rencontre le soir de sa fête d’anniversaire. L’occasion m’est donnée de me retourner sur elle lorsque le silence se fait autour de son discours. Je l’observe de plain pied, je la dévisage, il me semble lui reconnaître des traits sans l’avoir jamais vue, intriguant. Alors que je me suis servie une nouvelle assiette de couscous, la voilà qui vient s’attabler avec nous, définitivement beaucoup plus décontractée que prévu.
Pourquoi me la suis-je imaginée plutôt pimbêche et trop maquillée, en hauts talons et jupe, sûrement parce qu’alors elle m’aurait fortement déplu, ce qui m’eut arrangée. C’est tout le contraire, je me sens intimidée et maladroite alors qu’elle entame son assiette en me souriant. J’aimerais lui dire quelque chose d’intelligent, j’y réfléchis en faisant mine d’avoir la bouche encore pleine pour me laisser le temps de trouver la répartie pertinente, et repousser l’échéance. Je n’ai plus d’autre choix que de me lancer, avant qu’elle ne se tourne vers quelqu’un d’autre que moi. C’est là que je m’entends lui demander ce qu’elle mange. (Honte.)