Je décide de m’adapter au rythme de vie de mes parents, pour voir l’effet que ça me fait et savoir si moi aussi j’en oublie le reste du monde une fois posée sur l’île loin des autres. Le lendemain matin, je suis réveillée par le soleil, il semble vouloir m’inviter à découvrir la vue dégagée depuis le moulin, c’est-à-dire cinq kilomètres au-dessus du port. Le va et vient des bateaux offre le spectacle impeccable d’une chorégraphie portuaire incessante, captivante. Il n’y a pas beaucoup de vent ce matin et je comprends rapidement qu’il s’agit d’un fait exceptionnel car d’ordinaire les victuailles ainsi posées à même la table ont tôt fait de s’envoler. Je finis d’avaler ma deuxième tasse de café en écoutant le programme de la journée et je file sous la douche en laissant mes parents peaufiner les derniers préparatifs dont je me doute qu’ils ont été prévu longtemps à l’avance. La salle de bain se trouve au deuxième étage, attenante à la chambre de mes parents, la cuisine est au rez-de-chaussée et donne sur la terrasse, ma chambre est au premier et sert de salon lorsqu’il n’y a pas d’invité. Aucun espace n’est perdu, ce moulin ne brasse pas de vent, il est fonctionnel et reste même très convivial. J’en viens à ranger mes affaires personnelles dans les placards prévus à cet effet, je m’installe. Je sors de mon sac le cahier d’écriture offert par Natalie, m’étant promis de le remplir sur l’île, il trouve sa place sur la table de chevet.

C’est la seule incursion visible que je m’autorise dans ma solitude lors de mon séjour au moulin, je choisis le moment où mes parents vont promener le chien pour me retirer de mon côté, non sans avoir été obligée de légitimer au préalable cet écart dans l’emploi du temps. Pour le reste, je me plie sans négocier aux habitudes locales de mes hôtes avec amusement. Le déroulement de la journée est marqué par deux temps forts, la baignade du matin et celle du soir, ils précèdent respectivement le déjeuner et le dîner, on quitte la plage lorsque l’appétit l’emporte sur l’envie de ne rien faire. A chacune de ces baignades correspond une plage bien définie, cloisonnée l’une au matin et l’autre au soir. Il ne viendrait pas à mes parents l’idée d’aller se baigner le soir à la plage du matin, ce n’est pas envisageable, ou alors il faudrait en faire un sujet de discussion dès le moment du petit-déjeuner. En revanche, il est parfaitement imaginable de prévoir un déjeuner ailleurs qu’au moulin, dans l’une des jolies tavernes de l’île, sauf celle du port réservée au dîner parce que le spectacle des pêcheurs qui trient leur prise du jour à leur retour de mer une fois l’obscurité tombée vaut le détour. L’arrivée et le départ des ferries dans le port ponctuent la journée avec une régularité à laquelle on finit par se repérer. Depuis les hauteurs du moulin, nous pouvons observer les hordes de touristes et de pèlerins débarquer à l’occasion du 15 août pour gravir à pieds ou à genoux la grande avenue qui mène à l’église de la Vierge. La veille du pèlerinage, ce sont encore des cargos entiers qui accostent et déversent un flux extraordinaire de voyageurs tandis que je cherche mes premiers mots.

Je m’accroche à mon cahier comme s’il devait me révéler une vérité à lui, le secret de la Paix. Les pèlerins trouvent peut-être une forme de paix dans cet acte de communion qu’est la prière sur un lieu consacré, ils prient pour que la paix advienne pour nous, exilés ici-bas sur Terre. Mes parents ont trouvé la paix en se réfugiant sur une île loin des autres et des sollicitudes au quotidien. Quant à l’Europe, elle a construit la sienne à travers la politique des « petits pas », sur l’idée d’une union nécessaire et profitable durablement, basée sur la mise en commun des efforts de production entre l’Allemagne et la France notamment, et sur une idée de Robert Schuman couchée par écrit dans une déclaration de deux pages, prononcée le 9 mai 1950. Personnellement, je n’ai la foi en aucun dogme religieux, pas plus que je ne crois en l’efficacité d’une certaine politique, pour autant je suis à la recherche de l’union parfaite. Moi aussi, j’ai tendance à m’envoler dans un lyrisme à peine assumé lorsqu’il s’agit de prêcher pour un idéal, une personne idéalisée disons pour résumer la situation, et dans l’idée quasi obsessionnelle d’accéder à cette personne et mériter son estime et son respect, son possible amour, il m’arrive parfois de provoquer des guerres sans avoir eu l’intention de les déclarer. J’ai souvent laissé le froid s’installer, menaçant une situation de prime abord plutôt récupérable de dégénérer en véritable guerre froide. Jamais de ma vie je n’ai voulu la guerre, je l’ai rarement déclarée, mais je n’ai rien fait non plus pour l’éviter parce que je ne savais plus que faire ni quoi dire tellement chacune de mes intrusions ne faisait plus que m’enliser, m’enterrer. La plupart du temps, je n’ai tout simplement pas su comment gérer une situation, parce que celle-ci m’échappait et que je n’ai rien décidé, ni initié ou fait pour en sortir enfin. Mais ce n’est pas parce que je n’ai rien fait qu’il ne s’est rien passé non plus, le temps a passé. Il aurait pu ne plus jamais rien se passer, mais le temps a fait son œuvre en ouvrant à nouveau une possibilité qu’il eut été improbable, voire imprudent d’envisager encore peu auparavant. En évitant de précipiter les choses et au lieu de tout gâcher pour être sûre et certaine au moins de me débarrasser d’une tension devenue insupportable, j’ai fait en sorte de ne pas aggraver une situation déjà très compliquée, oui j’ai appris à ne pas en rajouter, à ne point trop en faire.  Il ne s’est alors plus rien passé de grave, pire la situation a prêté à sourire, le recul aidant, même les discussions à ce sujet sont devenues apaisées, presque plaisantes. C’est comme de retrouver la même personne dans un après où les choses importent sinon moins, en tout cas sont exprimées plus sereinement et sans enjeu, aucun risque ou si peu pour qu’elles s’enveniment à nouveau. C’est ainsi que j’ai pris le temps et appris à retrouver des personnes, je n’ai toujours pas trouvé la paix. Je n’ai pas forcément envie non plus qu’on me laisse tranquille. J’en étais à ces considérations lorsque mes parents sont rentrés de la promenade avec le chien. Il avait fait ses besoins et je n’avais toujours pas aligné deux mots sur la page.

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