Un mois plus tard, je relançais la voisine et l’invitais à dîner dans un restaurant italien. J’avais repéré un restaurant italien à côté de la librairie des Abbesses, à l’origine je songeais plutôt à le tester pour fêter le retour de Colombie de la randonneuse mais je peinais tant à retrouver celle que j’avais rencontré il y a quelques mois plus tôt seulement, que le sujet n’était plus d’actualité, tandis que la carte du restaurant faisait toujours le même effet sur moi. J’aurais tout aussi bien pu proposer ce rendez-vous à mon amie caviste qui habitait le quartier ou encore à mon amie humoriste dont je n’avais plus de nouvelles depuis l’été, mais je craignais que la proposition fut mal interprétée, tandis qu’avec la voisine nous parlions de nos relations respectives, les choses étaient claires et mes intentions à peu près explicites. J’étais quand même tendu, j’avais passé la journée de ce vendredi du mois d’octobre à me demander de quoi j’allais pouvoir parler à une inconnue qui ne l’était plus vraiment non plus. De fait, la relation de la voisine avec son amante s’étant récemment terminée, nous avions un sujet pour la soirée, mais je ne le savais pas encore, pire j’avais en tête qu’elle pouvait annuler à tout moment, je me retrouverais avec une réservation pour deux personnes sur les bras. Elle est arrivée en bas de chez moi pour que nous fassions chemin ensemble, tout sourire et en déclarant qu’elle avait très faim, je me suis d’un coup sentie à l’aise, parfaitement détendue. Plusieurs fois au cours du dîner elle m’a demandé si ce que je mangeais me plaisait, son regard espiègle et pétillant se posait sur moi avec délicatesse, nous conversions facilement. Au moment de la raccompagner devant chez elle, j’avoue, j’avais le cœur un peu lourd. En rebroussant chemin vers chez moi, en haut de la rue, je cherchais à me rappeler comment j’avais fait connaissance avec cette voisine, la fatigue et l’alcool embrumaient un peu mes idées lorsque j’essayais de mettre le doigt sur l’origine de ce rapprochement singulier, Emma. Je me suis surprise à parler plus de coutume de cette voisine que je n’avais croisé en tout et pour tout que trois fois, cette tendance à l’obsession n’a pas manqué d’alerter mon amie qui n’en savait pas davantage mais auprès de qui je cherchais à collecter la moindre information. Il n’y a en soi rien de grave à être attiré, cela regarde seulement la personne qui se sent attirée. J’étais en train de couver une intrigue, un peu comme d’autres couvent une mauvaise grippe, j’en montrais en tout cas les principaux symptômes, par exemple lorsque mon attention était focalisée par la moindre réaction qui ne venait pas puisqu’en réalité il n’existait pas d’action. Un vendredi soir, j’ai profité de la FIAC pour échapper à la fadeur de mes propres fantasmes, changer d’univers et m’évader dans l’imaginaire d’artistes à la folie exposée, voire explosive. Mais contrairement aux années précédentes, l’ambiance n’était plus à la fête à outrance, j’avais un peu la mort dans l’âme, je ne parvenais ni à me divertir ni à me concentrer sur autre chose que ma morosité intérieure. J’étais crispée et rien, rien ne semblait vouloir me détendre. Il me restait les derniers cachets d’anti-inflammatoires, je pensais encore, huit mois plus tard, que je souffrais d’une blessure musculaire et non pas d’une fracture, un traitement sans intérêt. Je savais très bien qu’en prenant ces cachets à jeun le matin, j’allais sentir passer ma douleur, non seulement je le savais pour me l’avoir entendu dire explicitement au moment de la remise de l’ordonnance, mais surtout je le faisais dans l’intention de sentir cette autre douleur, comme si une douleur pouvait se substituer à une autre plutôt que de venir doubler le désagrément. J’aurais pu faire appel à Emma ou encore détruire un chef d’œuvre de la FIAC pour passer mes nerfs, mais rien n’y faisait, le chemin autant que la douleur menaient à l’intérieur. J’étais au bord de l’implosion sans pouvoir véritablement savoir pourquoi ni comment m’en sortir. Mes nerfs n’avaient plus de ressort, ils ne me permettaient même plus de réagir un minimum, j’étais énervée au sens littéral du terme, déconnectée de toute sensation physique, écœurée. Au fond, je n’avais pas envie de m’en sortir non plus, non plutôt rentrer en moi et c’est tout. Sans doute ma descente datait depuis quelques jours déjà et je prenais vaguement conscience d’un sentiment de chute, comme un incessant vertige vers un bas qui n’est jamais assez bas et me précipitait vers un vide abyssal après avoir frôlé les sommets hystériques vers lesquels m’avaient hissée mes fantasmes et l’enthousiasme dans lequel me plongeait l’invention d’une vie plus intense, nourrie de relations envoûtantes et gorgée d’élans passionnels à répétition. Chère intensité, je ressens ton appel par vagues nostalgiques chaque année quand vient l’été. Et chaque année je veux voir le soleil plus haut encore, exploser de mille feux dans le ciel, plutôt que de me protéger de ses rayons à force de rechercher cette sacro-sainte illumination, je finissais par m’aveugler moi-même. Je ne me posais pas les questions dans le bon sens, sinon j’aurais su ou vu, ou au pire j’aurais cru. Et alors je n’aurais pas bu, je n’aurais pas chu.