La grande magicienne s’est assise à ma table et a commandé une grande bière comme moi, je me suis demandée si une grande magicienne était capable de faire les choses en petit. Au moment de trinquer, j’ai remarqué tout d’abord que ma prime intimidation avait disparu, envolés les instants d’hésitation au moment d’entrer chez elle la dernière fois, je me souviens que j’avais préparé une première question, parmi le lot de toutes celles qu’il me tardait de lui poser depuis la nuit des temps, toutes celles en vérité qui ne visaient qu’à repousser le moment de lui demander ce à quoi elle ne répondra jamais, à savoir pourquoi cette invitation. J’avais préparé une première question que je ne lui ai pas posée, je l’ai oubliée depuis, happée que j’ai été immédiatement par son univers. Il faut dire que j’ai fait pire ce soir là en terme de diligence, j’ai sonné dans tous les escaliers et à toutes les portes du même côté et sur le même étage que le sien, avant de parvenir à son bâtiment, l’avant dernier de la résidence, évidemment. Au moment où je lui envoyais un message pour m’assurer que je n’allais pas sonner pour la troisième fois à la mauvaise porte, elle m’a encouragée à faire la connaissance du dernier bâtiment dans l’idée, pour aller au bout de mon obstination, j’ai adoré son message.

Lorsqu’elle m’a ouvert la porte, la sienne donc, une certaine complicité venait de naître à l’occasion de mon périple dans les escaliers de l’immeuble, elle avait désamorcé ma crainte. D’autres qu’elle n’auraient pas pris prétexte de ma confusion pour créer un lien de confiance, on est une artiste ou on ne l’est pas. De fait, nos verres de bière à la main et sans même avoir pensé à préparer un toast, j’ai senti toute possibilité de malaise disparaître, comme par magie. Il y a des sujets dont je sentais qu’elle n’avait pas envie de parler et elle évitait soigneusement de les évoquer, c’est comme si elle était dans ma tête pour sentir mes émotions et deviner mes inquiétudes, sauf qu’elle n’y était pas. Mais je savais qu’elle savait et sans doute savait-elle que je savais qu’elle savait, et ainsi de suite. Si cette forme de connivence a un nom alors il doit exister un café avec une terrasse qui porte son nom pour s’y poser et se laisser inspirer. Plus encore que son message m’invitant à faire tout le tour de la résidence pour m’assurer que c’est bien à sa porte que j’étais venue frapper, et non pas à n’importe quelle autre au hasard, j’ai adoré sa façon de me regarder franchement dans les yeux, comme pour capter un longueur d’onde parallèle à la discussion, aux nombreuses discussions que nous partagions, une onde comme un méta langage, quelque chose qui s’exprime sans être verbalisé ni explicité encore. Je lui rendais son regard, j’aurais tant voulu le lui rendre au quintuple, que dis-je au centuple, plus que jamais auparavant je me sentais liée à quelqu’un par un même enthousiasme qui n’avait d’autre objet jusqu’ici, que ce même lien précisément, nous étions en train de concevoir quelque chose d’unique et qui n’existait pas avant elle et moi, nous étions responsables de cette invention de nous. Cela existait, nous. J’en étais gonflée d’orgueil. Plusieurs heures après son arrivée, j’avais fini ma deuxième bière, la nuit s’annonçait déjà. Chez elle, la fois précédente, il y avait eu ce moment plutôt insolite où, sorties d’une nouvelle discussion menée à terme, nous nous étions retrouvées plongées dans une quasi obscurité telle que j’en connais chez moi seulement, habituée que je suis à allumer la lumière artificielle au dernier moment, c’est-à dire lorsque je ne déchiffre plus ce que je lis et que je n’y vois plus, n’ayant jamais été gênée par la pénombre, c’est même le contraire, les lampes m’insupportent.

Il faisait bon vivre sur cette terrasse, les artistes sont des gens qui savent mettre leur talent pour rendre un moment agréable et mémorable, jongler avec l’impermanence d’une ambiance. Les instants s’étaient succédés avec une fluidité parfaite et sidérante, je m’étais laissée porter. J’ai fait mine de chercher le serveur pour demander la note si elle se mettait à fouiller son sac ou pour proposer un dernier verre si elle avait plutôt le réflexe de lancer un regard vers le sien, je n’avais pas songé à une alternative lorsque je l’ai entendue réclamer au serveur la carte du soir, je n’aurais osé lui proposer de dîner, ne serait-ce parce que j’imaginais la cuisine fermée. Mais surtout,  j’aurais pris un refus de sa part comme une fin de non recevoir tout simplement. J’ai accepté de rester dîner, à bien y réfléchir je ne suis pas certaine que la question fut posée. Les plats sont arrivés très vite, presque un peu trop à mon goût, une fois ces derniers dégustés il n’y aurait plus d’autre suggestion possible que de clore la soirée et de la quitter à nouveau. Nous avons fait le même choix, tartare de saumon à la mangue. Par bonheur, le tartare est un plat qui peut se manger en autant d’infimes bouchées que sa découpe a nécessité pour le préparer, une chance qu’elle n’ait pas opté pour les six escargots ou l’avocat deux crevettes. Quelque chose dans son regard m’a invitée à laisser de côté ma mitraillette à questions, cet attirail dont je ne me sépare que trop rarement et qui me permet de désamorcer toute tentative d’approche intrusive, un silence entre nous eut pu intervenir, même lui ne m’eut pas dérangée. Je m’en serais servie comme prétexte pour lui sourire et capter la longueur d’onde entre nous. Au moment de la raccompagner au parking des deux roues – il y a au moins autant d’étapes pour procéder au départ d’un deux roues qu’il y a de morceaux dans un tartare, entre le ou les cadenas, les gants et le casque, les clés, le sac à ranger, à moins qu’elle n’ait pris son temps -, je la regardais s’appliquer en devisant sur la prochaine fois, car la fois suivante était déjà prévue avant que je ne lui propose de mon côté ce rendez-vous à l’extérieur pour la voir, savoir. Enfin, elle a sorti du coffre de son scooter un récipient rempli de croquettes pour chat, il s’avère qu’elle avait gardé un félin et qu’il lui restait un stock de ravitaillement dont elle ne savait que faire. Dans la vie, il y a le fond et la forme, le contenant et le contenu, et puis aussi l’intention. J’ai voulu sentir à sa façon de ne pas lâcher le récipient plein à ras-bord qu’elle ne faisait pas que me refourguer sa marchandise. Mon cœur était en train de déborder d’amour.

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