J’ai toujours aimé traverser les frontières, aller plus loin pour voir jusqu’où, franchir. Ou plutôt, j’ai toujours préféré inventer des frontières invisibles et des limites inexistantes, comme un besoin de réécrire la carte, penser le territoire autrement, créer des repères personnels, m’inscrire dans une histoire et m’en approprier le contexte, la trame, y décliner mes pensées, et m’affranchir de ce qui existe hors de moi, devenir étrangère pour comprendre. Tenter de mieux comprendre par exemple comment décrire ce lien entre elle là-bas et moi ici. Il est possible de traverser le canal en plusieurs endroits, le choix d’un pont plutôt qu’un autre, la préférence pour une passerelle, pour un trottoir en particulier répond à un état d’esprit, selon l’humeur du moment j’aurais envie de revoir tel paysage ou d’éviter tel croisement, plutôt que de profiter de l’animation d’un quartier commerçant, j’opterais au contraire pour un chemin de traverse davantage à l’écart du tumulte urbain, plus dépaysant aussi, isolé, solitaire. Avant de la rencontrer, je traversais le canal en son aval pour rentrer chez moi, rive droite, depuis qu’elle donne du sens à ce nouveau trajet, j’ai pris l’habitude de remonter jusqu’en amont du canal pour ne le traverser qu’au dernier moment et franchir d’une rive à l’autre cette frontière si peu significative en comparaison du fleuve qui sépare deux entités bien distinctes. Fut un temps, il y a de cela très longtemps, je traversais le fleuve tous les jours deux fois, matin et soir, la boule au ventre en arrivant rive gauche, au contraire le cœur léger et soulagée en retrouvant la rive droite que j’arpentais le pas alerte et la mine enthousiaste jusqu’au Nord. Une fois escaladée la Butte côté Ouest, je dégringolais sur l’autre flanc vers chez moi, ici, laissant là-bas bien loin dans mon dos et dans les méandres de mes souvenirs d’un quotidien pénible, au moins jusqu’au lendemain que je reléguais dans une autre vie pour m’en échapper. Lorsqu’aujourd’hui je remonte le canal jusqu’en amont, je le fais en laissant derrière moi un là-bas, chez elle, rempli de douceur et de jolis moments, tout cela je le porte dans le sourire que j’arbore le long de mon trajet de son côté du cours d’eau, et je le remonte à la source un peu comme si j’allais puiser à l’origine du bien-être qui m’envahit, pour en connaître le secret. Et je marche vers un ici que je nourris du là-bas que je quitte sans qu’il ne me délaisse du tout, au contraire je sème le long de ma promenade des graines de bonne humeur et je me plais à échanger des regards avec les autres passants, sans doute ceux-ci aussi vont-ils vers des là-bas et ont-ils un rapport particulier avec cet état de transition où chacun se construit dans son intimité et à l’insu de la foule d’autres artistes de la vie. Une fois arrivée en amont du canal,  c’est comme si ma joie avait trouvé son apogée en cet endroit, mon cœur tambourine comme un cheval fougueux, j’ai envie de hurler du haut de la montagne et d’entendre l’écho, au loin, l’écho de nombreux lendemains. Où que soit son là-bas, tant que je suis ici c’est dans ses bras-là que je désire me réveiller tous les matins du monde, ici-bas.

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