Un lundi avec un orteil cassé est un lundi pire encore que tous les autres, en tout cas au réveil. L’accident s’étant produit le samedi matin, j’avais eu 48 heures pour me faire à l’idée que je n’allais pas courir dans les prochains jours, que je n’allais plus courir pendant un temps incertain, l’inquiétude était montée d’un cran en lisant tout ce qu’il ne faut pas sur les fractures du pied. Jusqu’à la symbolique du petit orteil cogné pour évacuer la mauvaise mémoire ou le trop plein de mémoire, bref une régénération en quelque sorte par le membre le plus inutile du corps humain. Pourtant je n’étais pas certaine que le petit doigt de pied soit cassé. Autant je boitais sur tout le trajet pour aller récupérer mon inexploitable dossard pour le Paris-Versailles (ne me demandez pas pourquoi je vais retirer un dossard pour une course qui a lieu le lendemain de ma blessure encore toute fraîchement douloureuse), autant j’ai noté une amélioration certaine dès le lendemain, jour de la course dont le dossard encore consigné dans l’enveloppe, végétait avec malaise, contrit sur le bord de l’évier dans la cuisine. J’ai pu marcher plus aisément dès le saut du lit, mieux j’ai bougé l’orteil sans ressentir de douleur. Je n’étais pas encore débarrassée d’une gêne à chaque pas, sans pouvoir la situer véritablement, l’hématome s’était répandu sur la surface avant du pied, la zone fragilisée avait dégonflé. Quelque part et malgré ce spectacle désolant, je me suis sentie tirée d’affaires. La veille, je pensais annuler toutes les courses à venir, de fait je n’ai pas couru le Paris-Versailles, mais je pensais aussi au semi de Saint-Denis avec l’arrivée au stade de France, et surtout au marathon de Palerme. Après l’abandon au marathon d’Athènes il y a tout juste un an, je n’envisageais même pas une nouvelle situation dramatique pour cet événement dont je me faisais une fête depuis que je savais que ma marathonienne préférée y participait.
Un lundi pire que les autres donc. Sauf que je pars comme tous les lundis de chez moi à 8h tapantes pour faire le trajet à pieds, certes ma démarche manque de fluidité, mais enfin j’avance et surtout, je ne souffre pas. Je me permets même d’envoyer un message en pleine envolée pédestre pour signifier à une amie que je passe à l’instant sous sa fenêtre, que je n’étais pas capable de situer avant ce samedi, jour de la blessure. Le muscle du mollet est tiraillé, je compense forcément en m’efforçant de ne pas poser la pointe du pied droit sur le sol, cela va mieux et c’est réconfortant. Un peu plus tard, je reçois un mail pour me féliciter de mon travail la semaine précédente, plus tard encore je suis convoquée dans le bureau de ma supérieure qui m’annonce que, des conséquences du mail de félicitation reçu, je suis invitée à partir pour un séjour découverte au Danemark en novembre. La semaine qui suit le marathon. N’y voyez aucun signe, moi il me frappe au visage dès cet instant où la carotte m’est offerte alors même que je risque de ne pas être en mesure de fournir l’effort requis pour l’obtenir. D’un seul élan, je réquisitionne le calendrier et les possibilités de préparation Marathon intensive. Il me resterait six semaines de préparation si je reprends l’entraînement lundi prochain, soit dix jours tout pile après la dernière séance de fractionné ou je me suis sentie en pleine forme. C’était jeudi dernier au stade Léo Lagrange de la Porte de Charenton, je suis arrivée après tout le monde pour me changer dans les vestiaires, mais j’ai couru avec une autre Isabelle, née le même jour que moi à une quasi décennie près au passage, et qui court au même rythme. Ou plutôt, qui me permet de trouver un rythme de course bien plus ambitieux que celui auquel je me cantonnerais en m’entraînant dans mon coin. Six semaines pour finir mon cinquième marathon sous les quatre heures et si possible loin, le plus loin possible des quatre heures.
Il fallait donc que je sois à deux doigts de mettre fin à la préparation du marathon de Palerme pour commencer à l’envisager sérieusement, cette même préparation à mon cinquième marathon, moi qui n’ai jamais brillé dans cette discipline. Qu’est-ce qui a changé, je ne saurais le dire, sinon que je me suis trouvée une passion dans le triathlon que je ne pratique pas non plus avec excellence mais dans laquelle discipline j’ai fait des progrès qui m’ont gratifiée, presque structurée à mesure que la saison avançait. J’ai participé à deux XS, deux S et deux M en améliorant mon temps et ma technique à la nage chaque fois, j’ai ressenti un bonheur inouï au moment de doubler dans la dernière discipline, la course à pied, j’ai pris un plaisir indicible à chevaucher mon premier vélo de course baptisé « Spring » sur les parcours sécurisés et solitaires des tracés vélos. J’ai trouvé un nouveau sens à mon amour de la solitude, j’ai puisé dans mes ressources l’énergie d’aller au bout des épreuves et de donner le meilleur de moi-même, là où je finissais invariablement par marcher à chaque marathon, toujours un peu plus tard certes, mais enfin j’avais rendez-vous avec le quasi abandonné à chaque fois. J’ai gagné un quart d’heure à chaque marathon mais en venant de loin, de très loin. Mon premier marathon, je l’ai couru avec une fracture encore non résorbée du bassin. Hors de question de courir le marathon de Palerme avec une fracture d’orteil mal remise. Je me suis imposée trois jours de repos avant la reprise de la natation, dix jours de repos avant le retour sur la piste. Jusqu’ici, je ne m’étais pas sentie concernée du tout ni par la préparation ni par le marathon, à présent que j’avais trouvé mon angle d’attaque je ne pouvais plus ne pas m’investir corps âme et orteil dans cet ambition projet de courir le plus beau marathon de toute ma vie. Au moment même où j’avais pris cette décision, je re vais le mail collectif de notre référent ès marathon pour nous donner les dernières informations concernant la pasta party, la participation au financement d’un bus sensé nous emmener jusqu’à la ligne de départ. J’ai dit oui à tout. Tout.