Ça a commencé, je n’avais pas encore l’âge d’entrer en classe de cours préparatoire et déjà la maîtresse, Mademoiselle Carrera, nous demandait d’inscrire sur notre ardoise l’âge que nous avions et de montrer au reste de la classe et à l’appel de notre nom le résultat, 5 ans. Sauf qu’au lieu de tracer le chiffre 5 avec la tête en avant, dans le sens de la lecture, avec la petite queue qui pointe à l’arrière sur le côté gauche, mon « 5 » finissait sur la droite, la pointe de la craie prête à inscrire le prochain chiffre sur l’ardoise, dans le sens de l’écriture. On aurait dit que mon chiffre 5 à l’envers n’avait qu’une idée en tête, sitôt apparu blanc sur noir à la surface de l’ardoise, à savoir se barrer en courant vers le 4 pour laisser le 6 assumer le reste de la phrase tellement c’était trop lourd. Et la maîtresse connaissait ma difficulté. Parmi les autres jeux auxquels elle nous conviait, et dont j’ai compris plus tard qu’ils s’apparentaient à des pratiques perverses, il y avait aussi celui du bisou, le principe étant que chaque fille devait se lever et aller embrasser un garçon parmi ceux de la classe. De tous les mots à 5 lettres, « bisou » est celui que j’aime le moins car il oscille, perfide et fourbe, entre la « joue » et la « bouche ». Au moins lorsque j’écris « arbre », je vois se matérialiser l’idée d’autrui et lorsque j’inscris un « objet » en tête d’un message, c’est pour lui donner un sens.
Je savais déjà ce qui était attendu de moi pour avoir inscrit sur mon ardoise le chiffre 5 à l’envers, je m’infligeais ma punition sans oser rouspéter. Il me fallait sortir de la classe de cours préparatoire et traverser la cour de récréation sur laquelle donnaient toutes les autres classes pour retourner à l’école maternelle. Depuis leurs petites chaises, assis droit à leur pupitre, tous les autres écoliers des autres classes pouvaient me voir traverser l’immense cour, de la taille d’un petit stade, en se disant qu’ils préféraient leur place plutôt que la mienne. Au mieux, je leur donnais l’occasion d’une distraction entre la dictée et la leçon d’histoire. Je me souviens du calme et de la solitude de ma traversée, comme si tout un chacun, les maîtresses y compris, retenait son souffle, pour que chacun de mes pas résonne le plus indiscrètement et que le poids de la honte pèse le plus lourdement possible sur mes épaules de fillette âgée de cinq ans. De fait, je n’étais pas fière. C’est avec soulagement que j’ouvrais la porte de la maternelle, enfin on ne me verrait plus, je pouvais disparaître aux yeux des autres et trouver la paix auprès de mes camarades moins âgés que moi. Madame Plat m’accueillait avec un large sourire, sans doute ne cautionnait-elle pas les méthodes de Mademoiselle Carrera, elle commençait par me prendre dans ses bras. C’est le meilleur souvenir que j’ai gardé de mes cinq ans. Souvent, lorsque ma petite ardoise, mon cinq à l’envers et moi-même débarquions en maternelle, nous tombions le jour d’un anniversaire et j’avais droit à une part de gâteau au chocolat comme si j’avais été invitée à la fête. Ici, je me sentais en sécurité, un peu comme si les autochtones m’acceptaient avec ma déviance, pire ils donnaient à ma version du chiffre 5 tout le crédit du monde. Après tout, si j’arrivais à l’inscrire sur mon ardoise, c’est qu’il avait le droit d’exister lui aussi, à l’image de n’importe quel gribouillage, pardon chef d’œuvre original.
A l’occasion d’un anniversaire, Madame Plat avait offert une petite tortue de Floride à l’ensemble de la classe. C’était en début d’année et déjà mon ardoise et moi-même nous étions distinguées dans le domaine de l’inscription du chiffre 5 et de son exposition aux yeux de tous. Tandis qu’en classe préparatoire, la maîtresse nous faisait lever pour aller embrasser un camarade du sexe opposé, celle de la maternelle offrait l’occasion d’observer une petite chose aux tempes rouges sur lesquels toutes et tous, moi y compris lors de mes visites, nous souhaitions faire des bisous. Et quand je dis « chose », je ne vais pas jusqu’à qualifier la tortue d’objet, loin de là. Au contraire, je reconnaissais dans sa réaction de repli lorsque l’un de nous s’approchait de trop près, mon propre réflexe à chaque fois que Mademoiselle Carrera initiait son jeu maléfique, un mélange de peur et de dégoût m’envahissait alors. Je me sentais proche de ce vertébré au point de le faire parler pour amuser les écoliers de la maternelle, « ne m’approchez donc pas de si près ! » disait la tortue avec mes mots, et toute la classe riait. J’humanisais la tortue autant qu’elle me renvoyait à mon animalité.
Sans doute, me disais-je, mon chiffre 5 était le résultat de ce mélange spécial. Ce n’est que plus tard, des années après, que j’ai lu l’épisode de la Création dans la Bible. Il y est dit qu’au cinquième jour, Dieu crée les animaux, les poissons et les oiseaux, ceux-ci qui filent entre les doigts et ceux-là qui s’échappent dans les airs, pas les animaux domestiques. Dieu, ce jour-là, ne s’est pas occupé des quadrupèdes, pas plus que des reptiles et serpents, et encore moins des bipèdes. L’homme n’était pas même une option, un espoir, il semble d’emblée apparaître sous l’idée menaçante d’un assujettissement à venir, pas des poissons et des oiseaux mais des animaux créés le même jour que lui, c’est-à dire le sixième jour. Au cinquième jour, tout est encore possible, la liberté de le penser existe pleinement, dans l’intégralité que lui confère l’imaginaire, peut-être les petites tortues aussi en ont elles joui. Au sixième jour, le vers est niché dans la pomme, la menace du bisou dans les privilèges de la maîtresse et la traversée de la cour d’école dans le parcours de tout écolier solitaire, le 6 est déjà inscrit dans le 5, en filigrane, il suffit de courber à ce chiffre l’échine et de lui attacher la queue pour lui fermer la possibilité de filer. Tout chiffre 5 vit dans l’ombre d’un 6 qui a imposé sa puissance, son hégémonie suprême de symboliser le dernier jour de la création à proprement parler, avant le dernier jour, celui du repos. Tous les chiffres 5 sauf le mien, unique et magique, originel comme l’est l’innocence.
Quelle bonne idée pour rester en maternelle !!!
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N’est-ce pas ?!
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Je me permets de vous retranscrire les premières lignes de la symbolique du nombre 5 qui parlent d’harmonie et d’équilibre: « Le nombre 5 tire son symbolisme de ce qu’il est, d’une part, la somme du premier nombre pair et du premier nombre impair (2+3); d’autre part, le milieu des neuf premiers nombres. Il est signe d’union, nombre nuptial disent les Pythagoriciens; nombre aussi du centre, de l’harmonie et de l’équilibre. Il sera donc le chiffre des hiérogamies, le mariage du principe céleste (3) et du principe terrestre (2). »
Par ailleurs, je pense que le nombre 5 est associé à la tortue, dans le sens que cette dernière est aussi symbole d’union entre céleste et terrestre:
« Par sa carapace, ronde comme le ciel sur le dessus – ce qui l’apparente au dôme – et plate au-dessous, comme la terre, la tortue est une représentation de l’univers: elle constitue à elle seule une cosmographie. »
Je me dis que peut-être bien qu’écrire, courir et crier c’est votre façon à vous de contribuer à harmoniser la folie du monde, consciemment ou inconsciemment. En tout cas, je vous remercie pour ce témoignage en trois volées qui m’a émue profondément.
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Merci Mariana, quel cadeau vous me faites précisément dans ma recherche d’harmonie…
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