J’ai aimé marcher avec Elsa à Barcelone, nous avons beaucoup marché, je l’observais en coin avec curiosité, tandis que Natalie et Anne faisaient leur interminable point sur le plan de la carte. J’ai toujours aimé me perdre, d’autant plus à la Fondation Miro et non loin d’Elsa. Ce que j’ai retenu du grand maître de la peinture, c’est le sweet à capuche vert obsédant d’Elsa, qui a égrené la visite de ce lieu magique comme un fil d’Ariane.

Elsa et moi sommes malgré tout parvenues à apaiser la situation entre Natalie et Anne. Jusqu’au bout, Natalie a pensé qu’Anne plierait sous son insistance et face à ses idées poussées à des extrêmes improbables. Anne s’en amusait presque, c’était un jeu de la provocation pour lequel elle était parfaitement armée et rodée. Sauf que Natalie ne jouait plus, elle s’enlisait. Nous sommes retournées toutes les quatre dans ce café à l’ambiance magique, dans une ruelle parallèle à la Rambla. Les séances photos ont remplacé les conversations, plus passives. Elsa n’aimait pas être prise en photo. Cela commençait dès le matin, alors que je cherchais à immortaliser notre vue depuis la terrasse, elle enfouissait son visage entre ses mains ou me tournait carrément le dos. Autrement, il régnait pendant le petit-déjeuner une certaine quiétude. Le chocolat chaud préparé par Natalie et dégusté avec Anne fut la dernière chose qu’elles ont encore pu partager ensemble.

Le port de Barcelone me parut triste et délaissé, la vue de la mer était moins dégagée que celle du ciel depuis notre terrasse. La première plage était trop loin pour que nous lui consacrions une demi-journée, pourtant le temps magnifique en ce mois de novembre l’aurait permis. J’aurais aimé m’asseoir sur le sable et laisser mon regard se noyer parmi l’écume des vagues. Elsa rentrait plus tard sur Paris, elle aurait tout loisir de se retrouver seule face à la mer. Je garde comme l’un des plus agréables souvenirs de ce séjour celui où j’ai retrouvé Elsa sur la terrasse un soir, et où nous avons échangé sur l’angoisse, cet état de vertige permanent dont elle connaissait les risques. En rentrant chez moi, j’ai reçu un message, c’était une photo de la plage de sable sur lequel elle avait tracé des lettres avec une flèche vers ce dont nous n’avions pas eu le temps de profiter : « La Mer ».

Natalie avait rencontré Elsa à l’occasion d’un apéro qu’elle avait organisé place des Vosges, prenant pour prétexte ces rendez-vous pour rencontrer, Elsa était l’un de ces heureux rendez-vous. C’est encore par ce même hasard qu’Elsa était apparue au Rosa Bonheur, Anne n’était pas un sujet. Je garde en mémoire l’enthousiasme avec lequel Natalie avait crié son prénom jusqu’à l’autre bout de la salle et ne l’avait pas lâchée de la soirée, Natalie me présenta Elsa, dont je n’ai gardé aucun souvenir, seulement celui la joie pure de Natalie parce qu’elle s’était souvenue du prénom d’Elsa.

Je n’ai pas toujours gardé le tout premier souvenir des rencontres qui m’ont ensuite marquée. Pourquoi ce besoin de renouer avec ce souvenir en creux, souvent inexistant, sinon parce qu’il est à l’origine de la première impression et parfois décisif aussi de l’évolution d’une relation ? Et lorsque je dis me souvenir ne pas avoir été marquée, n’est-ce pas plutôt que je ne me souviens pas avoir été marquée par une rencontre pour laquelle je n’étais pas prête encore ? Comme si la vie faisait en sorte de mettre sur notre chemin la bonne personne au bon moment et avec les bons arguments, bien visibles et sans doute possible. La magie des rencontres. Comme s’il était possible de faire en sorte d’être dans les meilleures dispositions au moment de concevoir cette sacro-sainte première impression à laquelle on finit toujours par revenir, même longtemps après qu’elle ait disparu derrière les autres moments de la relation, enterrée parmi les multiples et différentes facettes d’une personnalité, on y revient, elle nous retient. Elle m’est apparue à nouveau, cette impression, au moment où surgissent les doutes et parce que la magie s’estompe, cette bulle souveraine au creux de laquelle tout n’est que perfection. Peut-être la question consiste-t-elle non pas à comprendre pourquoi je m’arrange pour oublier, mais plutôt savoir comment prendre en compte cette première impression pour ajuster le lien. Pour donner à ce même lien toutes les chances d’évoluer vers une vraie relation sinon simple, du moins saine et durable. Alors la première impression et toutes celles qui suivront, heureuses ou plus étonnantes, s’inscriront dans un équilibre d’autant plus précieux qu’il est précaire, entre la réalité et le ressenti tel qu’il est vécu par chacun de manière très personnelle. Il y a un matin et cette impression inouïe comme au sortir d’un rêve agréable, une douceur nouvelle qui va l’emporter sur tout le reste, la réalité et tous les autres événements de la veille. Il s’est passé quelque chose qui change la donne, quitte à compliquer les choses, pour autant cet événement semble là tout de suite vouloir embellir la réalité, sinon pourquoi sourire ainsi. Et en même temps, il ne s’est rien passé de plus que la veille, sinon que quelqu’un est entré dans ma vie qui ne le sait sans doute pas, ne le saura peut-être jamais, serait choqué de savoir. Il n’y a rien de plus égoïste que l’état amoureux – et, dans ce sens, rien de plus risqué que de se déclarer à l’autre, sauf le risque plus grand encore de passer à côté de la vraie rencontre. Comme s’il y avait une obligation de verbaliser, de pouvoir exprimer sous forme de mots, tandis que d’autres voudraient au même moment vous dresser des procès-verbaux. Accuser. Mieux vaut n’avoir rien à déclarer, peut-être, et garder pour soi ce non-événement qu’est une rencontre frustrée pour se projeter dans la vie de quelqu’un et passer du temps avec cette personne, beaucoup de temps, un temps insensé, une éternité au moins, à son insu bien sûr. Dans la vie il y a des rencontres et des inconnus, l’invention d’interdits et la possibilité parmi ces inconnus qu’une personne le soit un peu moins chaque jour, à chaque nouveau petit pas.

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