Une seule vue, j’aurais voulu lui décrocher une seule vue sur la lune, en une seule vie. Une seule fois, j’ai profité d’une mise en orbite aussi inattendue qu’insolite, au bord de l’océan, aux confins des eaux tropicales, il faisait soudain chaud et le soleil était à son zénith. Je l’imaginais souvent dans la peau d’une panthère, moins pour le côté prédateur de l’animal à l’affût de sa prochaine proie, que pour l’élégance dans la démarche et la vie sauvage loin du troupeau regroupé autour du point d’eau pour se défendre en cas d’attaque. Pour avoir pratiqué plusieurs arts martiaux et s’être perfectionné dans l’un d’eux en respectant depuis plusieurs années un entraînement hebdomadaire assidu, elle savait se défendre toute seule, depuis toute petite elle avait appris à se battre comme ses frères et ne laissait personne l’insulter, l’intimider ni même lui adresser la parole sans lui flanquer une rouste soignée. Sauvage, elle l’était donc depuis toujours et l’était restée de nature, toutefois sa méfiance envers l’humain et ses travers s’était apaisée au fil des rencontres, une fois sa liberté gagnée loin du carcan familial, qu’elle avait fui le lendemain de sa majorité pour ne plus y retourner. Elle s’était retrouvée sans le sou ni même une formation mais avait une idée très précise de l’autonomie et de sa nécessité dans un monde où l’autre aliène, elle était bien déterminée à conquérir sa place sans demander rien à personne et en s’enrichissant de tous au travers des expériences qu’elle multipliait comme on brûle les étapes pour sortir la tête de l’eau plus vite. De son grand-père, qu’elle n’avait jamais connu et dont elle avait entendu les histoires sur lesquelles on construit la mythologie familiale, elle avait hérité une fascination pour l’Asie dont il semblait être originaire. Elle-même avait les traits fins et réguliers, la peau diaphane au point qu’on aurait pu la confondre avec une poupée en porcelaine si elle restait immobile et le regard vague, ses yeux bleus et clairs révélaient ce regard perçant qui rend chaque silence plus expressif que le moindre commentaire, elle avait l’économie de la parole, son visage réagissait, reflet d’une vie intérieure riche et à l’abri des influences extérieures, elle avait le port d’une reine, un cou très long et les attaches fines, une taille fluette et le corps sec, musclé. On ne pouvait la confondre dans aucune destination asiatique avec la population locale, à laquelle elle aimait se mélanger, dormir dans des temples à même le sol et commander au hasard le plat de la table voisine pour se fondre dans le paysage. Par cela, elle se distinguait de tous les autres touristes en explorant les sentiers non encore défraichis, dignes de son intérêt. C’est ainsi qu’avec son premier salaire, elle s’était offert son premier voyage en Chine sans rien réserver de plus que ses billets d’avion, et elle avait passé des semaines à marcher, observer, rencontrer, photographier, découvrir, s’émerveiller et s’étonner de l’étrangeté de la vie ailleurs, étrangeté dans laquelle peut-être elle-même reconnaissait son être au monde  depuis toujours, depuis qu’elle avait évolué petite fille, avant de devenir grande magicienne. Elle avait démarré dans la vie active en développant les photos des autres, ce qui lui avait permis de s’acheter son premier appareil photographique et se payer une formation pour apprendre tous les rouages de ce métier d’explorateur, depuis la prise de vue jusqu’à l’encadrement en passant par la chambre noire et le tout premier contact lors de ses portraits. La grande magicienne avait acquis un talent rare et précieux au moment de prendre un cliché pour mettre en confiance les personnes concernées et capter la lumière au bon moment, c’est quelque chose qui ne s’apprend dans aucune école ni auprès de personne, saisir l’instant de grâce et elle le maniait avec une facilité déconcertante, un peu comme ces patineurs que l’on prend d’autant plus plaisir à admirer glisser sur la glace que l’on ne peut les imaginer chuter. Ses portraits étaient criants de justesse, parfois d’injustice, impertinents de vérités, vivants et captivants comme la série de photographies qui avait fasciné son enfance dans la maison de ce mystérieux grand-père, les portraits de ses dix enfants, certains avaient le tain basané et d’autres sortaient du lot sans qu’il n’y ait d’explication au sein même de la fratrie dont était issue sa mère, une femme aux ambitions artistiques vite frustrées par les contraintes sociales.  Elle avait épousé un homme aux revenus suffisamment corrects pour fonder une famille, l’avait suivi en Algérie puis à Londres, avant de s’installer avec leurs trois enfants dans la banlieue bourgeoise de Paris, la petite dernière n’avait pas reçu ni traitement de faveur ni affection particulière, c’est tout juste si derrière l’enfant trublion on avait deviné le génie pur. Il avait fallu des décennies pour que la mère de la grande magicienne prenne conscience de la personne extraordinaire qu’était devenu sa fille, et que cette dernière s’autorise la possibilité de construire une relation saine et nouvelle avec une femme qui avait rêvé sa vie sans la vivre. C’était là une autre qualité de la grande magicienne, sa capacité à pardonner à ceux qui l’avaient déçue, sans aller jusqu’à la clémence pour les traîtres qui avaient brisé sa confiance, à commencer par son père pour lequel elle n’avait plus ni respect ni contact, un type violent. Derrière son apparent détachement se cachait une âme profondément curieuse et encline à aller vers l’autre pour lui ouvrir sinon son cœur, du moins ses bras et la porte de chez elle, rarement son intuition la trompait sur les gens, leurs intentions, elle laissait au doute sa place. En revanche, l’autre avait tout loisir d’occuper la scène, la grande magicienne opérait depuis les coulisses et ne se montrait guère, elle inspirait les initiatives et suscitait toute sorte d’idée, sans réclamer son nom en haut de l’affiche, il suffisait de l’avoir rencontré une seule fois pour savoir d’où provenait l’heureux tournant que prennent les choses parfois, tout le monde savait. Personne n’était dupe de la puissance jouissive de sa présence, on faisait comme si de rien n’était, vivre dans son entourage rendait heureux, c’était tout. Quant à la rendre heureuse elle, tenter de le faire jour après jour, voilà qui pouvait vous donner des ailes pour la vie entière.

Une réflexion sur “La poésie des petits pas #46

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