De là-bas, elle m’écrit et me parle de la marche sur longue distance comme d’un « alambic », parce que l’essence des choses s’y révèle et qu’on y déroule son propre fil d’Ariane. Cela rejoint l’intention que je mets à chaque fois que je pose un pied devant l’autre. Je me suis mise à marcher un matin, sans raison apparente j’ai adopté le « tout-à-pied » pour répondre à un besoin dont je n’avais pas pris conscience encore, de me sentir libre, m’appartenir plutôt qu’être aliénée, pendant ce moment là devenu sacré dans la journée, et que j’attendais de pied ferme, si je puis dire, à la fois motivation et récompense du quotidien. Je marchais douze kilomètres par jour et cela suffisait à mon bonheur, au début en tout cas. Une fois arrivée à destination, de l’autre côté de la butte et après un aller-retour marqué par le franchissement du pont Saint-Michel dans un sens puis dans l’autre, j’avais gravi dans mon esprit des sentiers toujours moins sinueux pour mieux les appréhender, je voyais le sommet à l’horizon s’éclaircir un peu chaque jour et le ciel se dégager aussi, à mesure que j’avançais. Un soir, l’envie m’a pris de sortir courir, le ciel était à présent d’un bleu limpide et l’air doux comme du coton, à croire que je n’en avais pas eu assez de tant de plénitude en une journée. Je suis sortie et j’ai couru au hasard des rues, un kilomètre plus tard j’arrivais à un petit stade de quartier, je ne l’avais jamais remarqué auparavant. Il y avait là quelques arbres, une église. Le petit stade est devenu mon repère et j’y ai inscris mes premiers efforts d’endurance et quelques pointes de vitesse, je restais chaque jour un peu plus longtemps, pour voir jusqu’où. J’ai couru ma première course en septembre, je n’avais alors pas dépassé les cinq kilomètres quotidien, j’avais surtout modifié mes habitudes et courrais dorénavant le matin et à jeun. Forte de cette préparation pendant toute la saison hivernale et par des températures glacées, j’ai couru mon premier semi-marathon, sous les deux heures, c’était un dimanche ensoleillé. A quatre jours du printemps, j’étais sur le point d’accomplir le miracle de sortir indemne d’un hiver plus long et rigoureux que les autres, victorieuse et motivée pour courir le marathon. Pour moi et à l’époque, n’ayant que très vaguement entendu parler des trails et de l’ultra-run, le sacre de la course à pied, le sommet de tous les sommets à atteindre pour un coureur. Comment étais-je devenue coureuse, l’étais-je seulement ? Toujours est-il que j’en étais à courir tous les matins, par tous les temps. Je m’apercevais que j’étais sortie au moment de me mettre à courir, mon corps s’éveillait tranquillement sur les trois kilomètres d’échauffement. Je courrais après une performance personnelle toujours plus proche de la première marche d’un podium découpé dans les lueurs chaque jour un peu moins inexistantes de l’aube – d’abord l’obscurité totale du début d’année au moment de sortir, puis l’éclaircie timide du ciel courant mars et enfin un net rayon de soleil en fin de parcours -, on aurait dit que le monde revenait à soi depuis les ténèbres givrées au moment du sprint final de mon ascension.
C’est arrivé à ce moment-là. La blessure tant redoutée, niée. Soudaine et irrémédiable. Je n’ai pas voulu la sentir arriver et en même temps, elle était là bien tapie dans chacune de mes foulées, je l’ai entendue mais n’ai pas voulu lui prêter la moindre intention car pour être seule à assurer la promesse du lever du soleil après les longs mois d’hiver, il faut être sinon fou, du moins avoir une légère tendance à inventer des objectifs certes beaux dès l’instant où on les fixe mais humainement plutôt inutiles à atteindre. Pire, je n’ai pas été surprise du tout lorsque je me suis retrouvée soudain à l’arrêt au beau milieu de mon couloir de course alors que j’avais atteint le stade et que je finissais à un rythme un peu plus soutenu l’échauffement. Une foulée de plus et ce serait fatal, ai-je du penser sans trop savoir ce que cela pouvait signifiait concrètement ni quels risques je courais exactement, seulement mon corps a lâché et je n’ai pas pu finir le tour de la piste. Les quelques autres coureurs présents et que je tenais jusque-là à distance dans le rétroviseur m’ont dépassée les uns après les autres, tandis que je gardais un œil incrédule sur le chronomètre arrêté à ma montre, quelque chose était brisé. Mon élan d’abord, je n’arrivais plus à faire un seul pas en avant. C’est comme si un fil avait été déconnecté du système général et que je fus empêchée de décider du moindre mouvement, je n’avais plus la main sur mon propre corps et j’étais en panique parce que les autres coureurs menaçaient de me dépasser une nouvelle fois. J’allais les entendre s’approcher de moi, d’abord les souffles rauques comme pour avertir d’un prochain courant d’air, puis les foulées rapides et de plus en plus insistantes du coureur qui aurait pris soin de mettre son clignotant, et enfin le doublement et l’envie immédiate d’accélérer pour ne pas se laisser trop distancer non plus. Mon rêve d’atteindre le sommet lui aussi était brisé, je l’ai su à l’instant où j’ai du stopper. Timidement, et alors qu’il m’eut été très difficile de localiser l’origine de la moindre douleur, j’ai avancé le pied droit au sol pour prendre appui et tenter un premier pas vers la bordure de la piste. J’étais hors-circuit, sans l’avoir voulu mais forcément sans avoir pu l’éviter non plus, mais sans même être certaine de l’avoir accepté, pour l’instant je me concentrais pour sortir le moins péniblement du stade et sans trahir ma douleur, ne me demandez surtout pas pourquoi. Je me montrais occupée à régler mon chronomètre, dont les autres coureurs devaient penser qu’il était tombé lui en panne, et pas moi. Dans les faits, je pense qu’aucun coureur ne s’était aperçu de ma sortie de piste. Je m’étais arrêtée net, en plein couloir, je n’avais gêné personne. Ce n’est pas comme si j’étais négligemment sortie du stade en trottinant pour parfaire l’exercice jusqu’au bout, la douleur était présente et m’empêchait à présent de faire semblant, mon arrêt avait été abrupt comme celui d’une voiture qui pile pour empêcher l’accident fatal. Quoi qu’il en fut, je tenais par-dessus tout en cet instant à dissimuler tout signe de souffrance, il ne fallait surtout pas que je montre qu’il venait de se passer quelque chose.
Légende photo : Madagascar, au sommet.
Crédit photo : Christine Marquaire, 2017.