C’est en réalisant des recettes originales, support et préparation fouillée à l’appui, que j’ai pris goût au récit, à la découpe des épisodes, à l’intensité de la cuisson, au mélange des genres et de la sacro-sainte touche finale, celle de l’incorporation des ingrédients épicés. Pire, moi qui n’avais de ma vie fait de mes blessures physiques ou morales toute une histoire, je me retrouvais en train d’étaler mes cicatrices et stigmates comme autant de preuves d’une bataille dont je ne savais pas que je l’avais livrée ni quelle nom lui donner au juste à présent. La grand magicienne m’écoutait sans juger, elle me reprenait parfois d’un signe d’étonnement ou en fronçant des sourcils parce que j’avais manqué de clarté par omission, pour dissimuler, d’autres fois j’en rajoutais un peu, lancée dans mon récit et pour être à la hauteur de l’écoute. J’aimais cuisiner et réinventer la recette d’un plat traditionnel auquel nous décidions de nous attaquer, souvent sur la base d’une épice choisie, il faut parfois savoir commencer par la fin.Elle était l’alpha et l’oméga de la recette, elle en avait imprimé les ingrédients, proportions ainsi que les étapes de la préparation, puis il nous arrivait d’oublier le support papier après l’avoir parcouru rapidement une première fois, nous entrions dans une phase d’improvisation. Elle ajoutait la touche épicée à la toute fin, elle savait d’instinct la quantité et jonglais avec les bocaux aux couleurs détonantes, je m’amusais du spectacle, surprise d’attendre une explosion. J’avais bien remarqué qu’elle avait griffonné deux trois petites choses sur la feuille de papier, je ne voyais pas quoi exactement, c’était de son ressort, elle tenait la partition et me dirigeait. D’abord la découpe des légumes, que je sortais les après les autres des sacs de provision, elle se moquait de moi parce que je prenais le temps de les inspecter, et je lui racontais comment les gens se retournaient sur moi lorsque je choisissais mes fruits scrupuleusement et en leur adressant la parole, sans même m’en rendre compte, mais toujours avec gravité et application. Rien ne semblait l’effrayer dans mes dysfonctionnements, elle riait de tout et je commençais par laver les légumes. J’avais beau me perdre en anecdotes, je découpais vite et avec soin. Elle ne manquait pas de le remarquer, j’aurais voulu me perfectionner des semaines entières dans la gestuelle et la rapidité d’exécution lorsque je tranchais les tomates en quartier le plus finement possible ou que je taillais les courgettes en dés, visant un gabarit identique pour tous.Les morceaux de légumes s’entassaient sur la planche à découper, l’oignon et la gousse d’ail finement tranchés étaient déjà partis dans la poêle se faire dorer, le crépitement de l’huile et l’odeur du soleil envahissaient la cuisine et m’enveloppaient d’un bien-être à toute épreuve. J’allais poursuivre par l’épluchage des carottes et des pommes de terre, lorsqu’invariablement elle posait la feuille de recette sur le four en s’étirant comme un chat au soleil, puis elle me proposait d’ouvrir une bouteille de vin et de finaliser la préparation tout en buvant un verre. C’était fête, à chaque nouvelle étape de la réalisation, j’avais l’impression de me rapprocher. La grande magicienne orchestrait sans que je me rende compte de mon activité incessante, occupée que j’étais à répondre aux diverses questions éventuelles qu’elle ne me posait pas, je poursuivais dans le récit de mes escapades dont le caractère catastrophique et absurde m’était révélé au moment même où j’en formulais les simples faits, bien trop vite tournés en dérision. Au moment de nettoyer la table de travail, avant de vérifier la cuisson du savant mélange dans la poêle, j’avais l’impression de me débarrasser de quelques nœuds en jetant les épluchures.  La main de la grande magicienne s’emparait une dernière fois d’un ou deux bocaux d’épices, elle en retirait le couvercle en liège pour en humer le contenu, je la regardais faire en buvant, je la voyais saupoudrerd’épices et de poudre de joie le mélange de légumes non sans magie.

Elle rangeait ses élixirs et m’invitait, verre à la main, à passer au salon en attendant la suite. J’ai tout de suite adoré l’intérieur de son appartement, il y régnait une chaleur enveloppante, un peu comme après avoir fait l’amour, cette sensation de moiteur à fleur de peau, sensuelle. J’aimais ce moment où je pouvais m’assoir sur le canapé, elle se posait alors dans le fauteuil de biais et j’avais tout loisir de la regarder à ma guise, l’observer sous tous les angles et l’écouter me parler tandis que je la relançais de plus belle à coups de questions, sans relâche. La lumière du jour déclinante pénétrait feutrée à travers les vénitiennes, léchant les meubles en bois réalisés par l’hôte elle-même, les meubles étaient massifs, les statues attentives, de nombreuses photos jalonnaient les murs, des portraits d’enfants indiens en noir et blanc, des femmes vieilles au regard à la fois fier et usé, des histoires se racontaient par millier sans qu’il y ait besoin de mots pour les dire, il suffisait de lever les yeux et regarder autour de soi. Parfois, la grande magicienne se levait et allait chercher un objet pour étayer son récit, une arme offerte par le chef d’une tribu papou, un masque rapporté après de nombreuses péripéties jusqu’ici, ou encore la photo d’une personne qui avait compté et semblait encore très présente par la pensée dans la vie de l’exploratrice, elle se souvenait de chacun des noms. La nuit commençait à tomber mais nous ne nous en apercevions que beaucoup plus tard, alors que le soleil s’était déjà couché et que la lune tardait à prendre le relais pour éclairer nos visages, j’étais captivée par le récit et happée par les silences entre les paroles murmurées, au point de pouvoir sentir le sang couler dans les veines de la grande magicienne, à croire qu’il émanait d’elle un magnétisme auquel j’étais particulièrement sensible et qui me troublait. Toutes les couleurs du soleil couchant balayaient ses expressions, tandis qu’elle décrivait avec une extrême précision un paysage situé à des milliers de kilomètres, je voulais garder en mémoire chaque seconde de ce spectacle dans lequel les souvenirs s’approchaient de nous tels des fauves sortis de la savane pour venir saluer une des leurs ou tout comme, leur protectrice.

Au moment où le suspens était à son apogée, elle levait soudain le doigt et humait l’air pour m’inciter à en faire autant, je remarquais alors non seulement l’odeur délicieuse des légumes en train de mijoter dans de secrètes épices, mais surtout ma concentration totale sur l’histoire racontée au point que j’en avais occulté l’odorat réel pour mieux capter l’intensité dans ses mots et les odeurs évoquées, qui flottaient tout en douceur entre nous deux, comme par magie.  D’un coup, il n’était plus possible de ne pas être envahie par les mille et uns parfums envoutants qui émanaient de la cuisine comme pour nous attirer dans l’antre de la gourmandise, une fois le couvercle de la poêle levé, c’était une explosion de soleil et de couleurs juteuses dans toute la maison, provoquant l’hilarité et l’excitation à l’idée de savourer bientôt ce plat attendu avec tant de ferveur. A choisir entre la fin du récit en cours et une assiette de la merveilleuse poêlée concoctée, je ne sais ce à quoi j’aurais pu renoncer. Pour dire la vérité, je me régalais du récit dans l’attente du plat en train de cuire et la dégustation des légumes gorgés d’épices octroyait au récit en cours une saveur très spéciale. Je ne voyais pas le temps passer, seuls les paysages défilaient, agrémentés de personnages attachants, héroïques et drôles la plupart du temps, rien d’autre ne comptait plus à ce moment que d’être là à apprécier les mots en bouche et partager avec elle ce qui pétillait dans ses yeux, cet éclat alerte auquel chaque fibre de mon corps tendait, attiré comme un papillon par le feu. Lorsque je repartais dans la nuit, je n’étais plus qu’une flamme en train de danser, un feu follet tourbillonnant dans la fièvre de l’été, ivre de joie et d’envies, prête à entrer en transe, brûlante de désir.

Je me suis aperçue en rentrant à pied cette nuit que je ne souffrais plus de la fracture. Ce n’est pas tant que je me sois soudain aperçue de l’absence de toute douleur en marchant, au contraire je n’étais même plus consciente de mettre un pied devant l’autre tellement les moments de la soirée ne cessaient de défiler dans mon esprit et ne me laissaient aucune possibilité de me centrer sur quoi que ce soit d’autre ici-bas en cette heure tardive et solitaire. Je ne me suis pas mise à courir non plus et à hurler à tue-tête en pleine nuit, pourtant ce n’est pas l’envie qui me manquait, je sentais un trop plein d’énergie gonfler ma poitrine de gloire. Sans doute les convenances et la tranquillité des rues m’en ont empêchée, parce que se mettre à courir tel un fou, en mode Amok, qui plus est en criant de toutes ses forces, ça ne se fait pas. On n’imagine pas la chance qu’ont les enfants d’oser les deux en toute liberté, ou quasiment. Non, rien de tout cela. Je ne me suis pas mise à courir, je n’ai pas senti que j’accélérais le pas, ou pour le dire plus simplement je n’ai pas prêté attention à la nature de ma marche durant le trajet, c’est en atterrissant chez moi que j’ai senti que je venais de voler pour la première fois.

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