Elle n’était pas ce qu’on appelle la bonne personne née au bon endroit et au bon moment, Eva. Non pas que la période fût plus mauvaise qu’une autre, elle était au contraire assez neutre puisqu’on parlait de Détente, mais il ne s’agit pas d’un récit de guerre économico-politique. Sauf que l’on a assisté justement en 1974, peu après le choc pétrolier, à la première pénurie en papier toilettes aux Etats-Unis parce qu’un animateur de talk-show a plaisanté en partant de l’idée saugrenue qu’après l’expérience des files de queue devant les pompes à essence, on pourrait bientôt assister au même phénomène sur un produit aussi vulgaire et tristement indispensable que, mais quoi donc, mais oui le papier toilettes. Les stocks de papier toilettes. Et ça n’a pas loupé puisque dès le lendemain les commerces étaient assaillis par les hordes en panique à l’idée de manquer non plus de pétrole, cet or noir qui a fait couler tant d’encre, mais du précieux papier molletonné à usage unique pour agrémenter notre passage aux toilettes. Ainsi la mémoire d’Eva, marquée par l’imaginaire collectif, aurait pu la conditionner près d’un demi-siècle après la plaisanterie autour d’une improbable pénurie en papier toilettes à se livrer au réflexe de piller le même rayon lors du confinement imposé par la crise sanitaire mondiale, sinon qu’Eva était plus propice à l’individualisme, assez peu américaine peut-être. L’histoire ne tourne pas plus autour d’un drame familial qui expliquerait l’état d’esprit du personnage, forgé par un sentiment d’injustice pour le coup justifié, il ne s’agit pas non plus de raconter la lutte sociale portée par une grande cause humanitaire, le combat d’une vie. Autrement, le texte aurait pu témoigner de l’émergence d’études s’intéressant au genre dans ces années-là, de manière ouverte et assumée, académique, après l’évolution des mœurs et de la sexualité dans la décennie précédente, suivie par la poussée du féminisme et de débats sociaux autrement plus vindicatifs autour de la question des minorités, d’une mondialisation. Bien sûr, il aurait été possible de transformer ce texte en pièce de théâtre avec des dialogues entre Eva et son entourage pour cerner la personnalité, sa complexité à travers ses questions et un interrogatoire ficelé derrière une intrigue un peu scabreuse et cousue de toute main, c’eut été le meilleur moyen de donner au personnage principal voix au chapitre dans sa vie. Mais c’était occulter le silence comme l’un des éléments essentiels dans l’évolution d’Eva. D’abord, son propre silence comme mode de survie lorsque le monde entier impose de trouver sa place avant qu’un autre que soi ne vienne la prendre et induise par là-même la rivalité en tant que composante obligée pour s’en sortir à peu près ; mais il n’y a pas que ce silence-là. Ensuite il y a le non-dit, cette forme d’omission qui permet à d’autres de s’en sortir au mieux en toute impunité et au prix de la sincérité, d’un lien transparent et durable avec les autres pour choisir le risque d’une rupture le jour où la vérité éclate et qu’explosent alors les liens. Mais nous n’en sommes pas là, attardons-nous encore un instant sur la question du genre.

Notre histoire s’inscrit quelque part entre la rareté de l’or noir et la feuille de papier toilette. Parmi tous les genres possibles et improbables l’histoire d’Eva s’inscrit déjà malgré tout dans la grande Histoire d’une crise économique et d’une créativité musicale et artistique détonante. Reste à creuser ce genre primitif originel et intuitivement vital qu’est la poésie, le rythme d’une phrase cadencée à l’identique à la suivante pour donner un élan vital à une phrase, cette poussée d’émotion qui engage les foules indécises, fait parler les grandes images de la vie. Plus qu’aucune autre forme de langage, ce texte aurait pu croiser les rimes comme les destins et faire s’embrasser celles qui annoncent les vraies rencontres, un moment si parfait que l’on se sent à nouveau réconcilié avec le reste et que l’écho d’une phrase appelle la suivante parce que tout deviendrait à nouveau fluide pour continuer à avancer dans un monde plutôt opaque. Quoi de plus évident que la poésie pour dire ce qui ne l’est pas, ce qui ne se voit pas ni ne s’entend tant qu’aucun son ne fait jaillir une image pour exprimer par des mots qui résonnent les uns avec les autres en harmonie ou en cri de guerre ce qui vit en chacun et entre nous, parfois pour créer ce lien qui manquait avec la réalité parce que les sentiments grondent sans que l’orage ne puisse éclater autrement, l’inquiétude reste sourde et pourtant envahit le reste.

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