Il est des lieux comme de certaines personnes qui vont se distinguer, à la faveur d’une rencontre fortuite ou d’un heureux regard, parmi la multitude de gens et permettre à la corde parfois trop lisse de nouer un nœud pour grimper un peu plus haut, comme un point d’ancrage dans la vie vers lequel avancer et vers lequel retourner parfois aussi. Ainsi, sur l’île de la Guadeloupe, le bar du Moule 6e base est un de ces lieux où s’arrêter. Tout d’abord, il se différencie des autres endroits croisés là-bas par sa petite taille, la terrasse accueille une seule et unique table ronde autour de laquelle peuvent se rencontrer des gens qui ne se connaissaient pas avant, peut-être deviendront-ils ce jour les uns pour les autres des personnes uniques, autrement dit de véritables rencontres. Ensuite, la patronne officie seule derrière le comptoir, dans la soixantaine elle n’en est pas à son premier commerce, son regard est doux et sa bienveillance lui vaut une clientèle d’habitués et de nombreuses confidences, on ne l’imagine pas hausser le ton. Au fond du bar, une petite scène permet aux musiciens de passage dans le coin de pousser la chansonnette, les accessoires de studio sont étrangement très à la pointe. Enfin, la bière locale est quasiment offerte, si l’on compare les tarifs avec les prix exorbitants partout ailleurs sur l’ile, depuis les terrasses m’as-tu vu jusqu’au boui-boui. La pinte au prix d’une coupette, il n’y a qu’à Paris que j’avais vu ce genre d’aberration. Ce soir, un groupe de reggae improvise quelques refrains sur des rythmes entrainants, et la patronne raconte son propre coup de cœur pour le lieu, comment l’affaire a failli lui passer sous le nez parce qu’en arrivant de la métropole elle avait été conclue avec un autre puis la vente a été annulée et elle a enfin pu retourner s’installer seule ici, jamais elle n’a regretté Saint-Etienne et la famille qu’elle a laissé là-bas, c’est ici qu’est sa vie. La patronne me rappelle un autre patron tout droit venu lui aussi de Saint-Etienne, Serge et son incontournable Divette de Montmartre, situé sur un carrefour en forme d’étoile rue Marcadet, il se distingue des autres cafés de la place, la Cave et l’Etoile de Montmartre, par sa décoration vintage, une collection de vinyle, et sa programmation. Des trois cafés, il est le seul à être resté ouvert pendant le confinement pour assurer la vente de cigarettes aux habitués, pas pressés de rentrer chez eux en passant voir Serge comme on vient prendre des nouvelles du quartier pour savoir comment tous se portent. Le carrefour de l’étoile, si animé en temps ordinaire, s’est trouvé d’un jour à l’autre déserté et silencieux, il fallait presque accélérer le pas pour ne pas déroger au calme face aux terrasses rangées d’où plus aucun cri ni aucune effusion de rire ne s’échappait plus. Puis, au bout de quelques semaines, les cafés se sont mis à installer leur comptoir à l’entrée pour proposer de la vente à emporter et tout le monde est resté sur place plutôt que de rentrer, pour ne plus disparaître à nouveau et retrouver un peu de l’ambiance de l’avant parce que disparaître complètement de la circulation, c’est mourir un petit peu. Et lorsque l’heure du déconfinement a sonné, même la boulangerie et l’épicier du carrefour de l’étoile ont installé des chaises et de quoi assurer une terrasse comme n’importe quel lieu qui aurait survécu, pour rejoindre l’élan collectif vers les trottoirs. Au Moule, il n’y a pas de trottoir mais un marché nocturne animé, en pleine rue obscure.