Je n’ai pas pu ne pas envoyer ce message qu’elle n’avait pas reçu de ma part, j’ai récidivé. Trois avertissements au préalable pourtant, une photo sur laquelle la fille me tourne le dos, mon message ne lui parvient pas et de toute évidence ce n’était pas elle venue s’assoir au bar. Une fois qu’elle a pu répondre à mon message et échanger quelques banalités de circonstance, rendez-vous fut pris non pas comme annoncé au troquet situé dans la rue que nous partagions, mais au Jeu de Paume pour se rencontrer autour d’une exposition photographique en vogue. J’avais déjà mis les pieds dans ce lieu à l’occasion de la rétrospective de cette émission très particulière, un genre de documentaire qui ne montrait rien et cherchait à suggérer le pire, disparition d’enfant ou intervention extra-terrestre, à travers des effets totalement loufoque comme la coupure entre deux plans pour suggérer un avant et un après la catastrophe, réalisation sans trucage aucun. Je me souviens d’une scène composée par la juxtaposition de deux images cadrées de la même manière sur une piscine dont les remous filmés dans un des coins du bassin sont sensés éveiller l’inquiétude du spectateur, coupure et à nouveau la même image de la piscine toujours agitée, et puis cette voix off qui nous fait comprendre qu’il s’est passé quelque chose, le temps de la coupure, quelque chose de très grave. Cette voix, cet effet. Tout le talent du commentaire à susciter l’intrigue et capter le regard du spectateur sur rien. J’avais aimé ces séquences, d’une absurdité jouissive et presque crédible, c’est bien le pire. Hitchcock dit qu’il y a un millier au moins de possibilités pour positionner une caméra sur une scène, mais il y en a une et une seule de juste seulement. C’est l’angoisse la plus absurde, savoir qu’on n’a pas choisi le bon angle, la bonne approche, douter et renoncer, recommencer. Cette hantise de l’effroyable flottement au moment de s’élancer et où s’installe le doute alors qu’il faudrait assumer sa propre logique et aligner les pas, un premier puis un deuxième, tout naturellement et par nécessité, pour que la potion de la création agisse, qui mène à la liberté. J’ai senti ce vent de panique au moment de rencontrer la voisine, lorsque je l’ai vue pour la première fois et qu’elle ne m’a pas plu, j’ai senti un malaise, il a fallu composer malgré tout, puisqu’à présent nous y étions et qu’après tout j’avais tout fait pour cette rencontre advienne. Nous en sommes arrivées à parler de manière étonnamment fluide si bien que je me suis très vite détendue, jusqu’à aborder ce sujet qui est resté le seul à peu près entre nous, son amante. J’ai compris qu’elle désignait par « amante » la personne avec qui elle faisait l’amour, et non pas celle dont elle était amoureuse. Il se trouve que le sujet était d’actualité avec la randonneuse qui avait remplacé la végétarienne radine, elle m’appelait son « amante » et je craignais que cette dénomination prive de toute affection sentimentale notre relation. Il y avait comme une résistance de sa part et je me sentais frustrée là où la voisine semblait y trouver son compte, cela lui convenait parfaitement d’être débarrassée de ces « emmerdements ».
J’ai rencontré la randonneuse au printemps, elle m’a compté les bienfaits de la marche lente et de longue haleine, moi qui me croyais condamnée au bitume, j’ai découvert les dénivelés et trouvé un plaisir nouveau à ouvrir la marche, me sentir guidée dans l’escalade, partager un effort ensemble en restant concentrée sur ma fatigue et mes rêveries, je pouvais me retourner et sentir un appui derrière ce même sourire comblé par la tranquillité de paysages inspirants. Nous avions en commun, la randonneuse et moi-même, la joie suprême de sentir la fatigue physique envahir chaque parcelle de notre corps jusqu’à nous laisser abandonnées comme sur une rive lointaine, à l’opposé même du point de départ de l’aventure. Nous avions parlé d’abord de cette émotion de satisfaction pure ressentie dans l’effort, je lui parlais de la course qui m’avait conduit à la blessure et elle me parlait de randonnée comme s’il s’agissait non seulement d’une nouvelle possibilité, mais aussi d’occasion de nous rapprocher. Elle parlait de moi comme d’une marathonienne alors que je n’avais pas encore parcouru la distance mythique, pour elle j’avais déjà accompli cet exploit et j’étais fascinée moi-même par l’image que je lui inspirais. J’aimais la voir arriver à nos rendez-vous à vélo. Cet été, après avoir profité d’une saison de randonnées, elle était repartie dans sa famille et je me retrouvais à l’attendre et lui écrire tous les jours, au moment où je rencontrais la voisine. Celle-ci m’avait posé toutes sortes de questions sur la randonneuse, si bien que j’avais eu beaucoup de mal à me concentrer sur le panneau introductif de l’exposition au Jeu de Paume. Elle-même semblait moins profiter de l’événement sur place, occupée qu’elle était à tout photographier et enregistrer pour en restituer une version numérique à son entourage. Nous nous étions assises sur un canapé installé au milieu d’une salle pour qu’elle puisse filmer un paysage en évolution sur l’écran en face de nous, et ce faisant elle réagissait à mes réponses. Je me demandais ce qui, de mes questions ou du film, lui demandait le plus de concentration. Parler de la randonneuse me la rendait étrangement présente en ce lieu de projection, je sentais vibrer une vague de ressentiment mêlée d’inquiétude à l’idée qu’elle soit partie et qu’elle ne reviendrait peut-être pas, que je l’attendais en vain en prenant soin de lui écrire tous les jours, sans doute dans le seul but de me rassurer moi-même, je créais un lien à sens unique. Pendant ce temps, assise à côté de moi sur le canapé, la voisine profitait de l’exposition cachée derrière sa caméra pour en ramener d’autant plus d’images à l’attention d’autres personnes, ou simplement pour dire qu’elle y avait été, elle en avait les preuves visuelles qu’il ne lui restait plus qu’à regarder et archiver chez elle pour en parler de manière avisée. Nous faisions donc connaissance, elle et moi.
A la sortie de l’exposition, elle m’a proposé à nouveau de nous assoir sur un banc public, cette fois pour fumer sa cigarette. J’en ai profité pour prendre en photo le coucher de soleil sur la Concorde. L’air était si doux et le ciel joliment balayé par des nuages infiniment légers, rose comme la vie peut l’être parfois.
J’ai envoyé la photo à la randonneuse.