Natalie avait l’habitude de tuer les gens qu’elle ne voulait plus voir et cela n’allait pas plus loin. Elle ne les voyait tout simplement plus, ces personnes étaient laissées pour mortes. Un peu comme dans un jeu vidéo, sauf qu’ici dès le départ, il n’y aurait pas plusieurs vies. Elle était dans une provocation constante dans ses discussions, frôlant sans arrêt la confrontation et le malaise parce qu’il n’y avait pas de limite, à partir du moment où l’objectif était d’avoir le dernier mot quitte à se distinguer en misant tout sur la différence pour la différence.
Pour autant, elle croyait avec une naïve sincérité dans tout ce qu’elle entreprenait, depuis un simple apéro jusqu’à la « mort » radicale d’une personne avec qui elle aurait pu partager une soirée de connivences et dont elle serait sentie proche mais qui avait mérité son ignorance. Par-dessous tout, je ne voulais pas tuer cet espoir qu’elle avait mis dans un « après », et que ce soit par l’entremise de quelqu’un comme Anne n’y changeait rien pourvu qu’elle y croie. Pendant où elle se projetait avec Anne, Natalie faisait le deuil de sa relation passée, et tandis qu’elle en passait par là je me disais qu’au moins elle passait à autre chose. Natalie ne dormait plus, du moins elle prétendait souffrir d’une insomnie chronique, elle en parlait presque avec la fierté d’une survivante. Pour dormir, disait-elle, elle aurait eu besoin de passer la nuit dans les bras de quelqu’un, pas n’importe qui, une personne de confiance. Natalie a commencé par plaisanter sur le fait que dormir dans les bras d’Elsa l’aiderait quand même grandement à passer le cap. Elsa a commencé par renchérir dans la provocation tout en résistant, une fois. Puis la fois d’après, elle a cédé, et celle d’après, et toutes les suivantes aussi. A la fin, les nouvelles des insomnies de Natalie se sont espacées.
Je suis retournée au Rosa Bonheur, une seule fois. Je lui ai préféré le Tango pour finir le week-end sur une note de légèreté plutôt que de démarrer avec les excès dès le vendredi soir. Autre ambiance, autres rencontres. Mon chemin a croisé celui d’une pianiste qui fabriquait ses propres cigarettes tous les matins, une fille borderline dont le chat avait un regard plus hagard qu’elle encore, une réceptionniste dont la mère avait une centaine de chats en plein cœur de la forêt de Fontainebleau, une basketteuse adepte des massages de pieds, une alsacienne qui descendait autant de pintes de bières que moi à l’époque, une pervers qui m’a poursuivie sur le boulevard Saint-Germain un soir d’Halloween, une prof d’allemand pour qui écrire un roman était une perte de temps comparé au récurage des joints de carrelage de sa salle de bain, son hobby favori ; j’ai observé et fait avec puis abandonné. Bref, de belles rencontres. Mais je n’ai pas croisé le chemin de celle que j’aurais tant voulu présenter à ma grand-mère de son vivant. Alors je l’ai convoquée par écrit comme si j’engageais la discussion avec elle, parfaite inconnue parmi eux que j’ai cherché à déchiffrer pour le moment venu la reconnaître.