Assez rapidement dans ma relation à la grande magicienne, je suis tombée dans une folie à l’idée de la perdre, folie caractérisée par une recherche frénétique et obsessionnelle de tous les moyens successifs, les plus variés possibles pour brouiller les pistes de ma démarche,  pour la garder encore un jour de plus, une éternité nouvelle, pouvoir partager ma vie avec elle.  Ainsi je trouvais toujours d’autres recettes épicées que nous n’avions pas encore testées ensemble, de prochains films dont il me semblait que le sujet pouvait lui parler et donner lieu à des échanges, ou encore une simple anecdote à lui raconter, tout devenait prétexte à la voir. Puis, un jour, l’idée de faire à mon tour son portrait s’est imposée petit à petit, sans que je m’en sois rendue compte vraiment, un portrait à sa manière, en captant surtout son regard. Souvent, lorsque je l’écoutais en portant mon intérêt à ce qu’il se passait au-delà des propos, une expression de son visage retenait mon attention et je la figeais dans un endroit de ma mémoire où je pourrais venir à souhait retrouver cette image emblématique de mon interlocutrice en train de me captiver par ses mimiques et sa façon unique de raconter un récit. J’étais parfaitement consciente d’avoir en face de moi une grande artiste, depuis le départ. Image après image, je retenais ses expressions et regards appuyés, sa nonchalance d’un instant ou au contraire sa verve aux sourcils froncés lorsqu’il s’agissait pour elle d’appuyer aussi, pour collectionner la série de flashs et me centrer sur la particularité de chaque moment, son contexte, sa charge des émotions que j’avais senties dans l’instant dans sa plus pure flagrance. Il me suffisait de fermer les yeux pour la voir, recomposée à travers les milliers de clichés mémorisés au cours de semaines et de mois de partage, de discussions et de marches à pieds, et son regard animé me renvoyait autant aux couleurs singulières de la lumière et à la chaleur ressentie à fleur de peau tandis que mon corps servait d’appareil à capter les traits son visage, que chaque particularité du paysage dans lequel se déroulait la scène, depuis le passage d’un nuage dans le ciel bas jusqu’au chant d’un oiseau, me ramenait de la même manière à elle. Bientôt, je n’avais plus besoin de fermer les yeux, la simple vue d’une feuille déjà verte et dansant dans le vent au-dessus de la chaussée me rappelait l’esquisse de son sourire à la commissure des lèvres, alors qu’elle était sur le point de me montrer du doigt un spectacle similaire, son geste en suspens pour pouvoir apprécier seule encore la scène sans intervenir, une feuille en pleine mise en scène d’une humeur que nous avions partagée un jour ailleurs. Une à une, les couleurs de ma mémoire formaient une palette très particulière sur laquelle chaque nuance suggérait un parfum, une épice, qui rendaient présent la grande magicienne à son insu puisque de fait, elle était repartie en voyages et que je restais sans nouvelle d’elle. C’est comme si le monde entier, depuis les choses en cours dans la nature jusqu’au moindre événement autour de moi, venait me consoler de son absence et m’inciter à la croquer ici.

Au commencement de vouloir la coucher sur le papier, les images étaient si justes et précises dans ma tête que je n’avais pas prévu un seul instant la difficulté du passage à l’acte, je pensais que tout allait couler de source comme lors de nos rencontres dans la vie réelle. Insaisissables, les images se dérobaient sous la plume, comme chatouillées sous l’effet de la réalité ou bien de mon intention de les ancrer dans un temps et un lieu en racontant une scène. Si je voulais parler du noir pour décrire le charbon et la chaleur sous nos pieds lors de notre marche sur l’île, le pas de la grande magicienne accélérait sur la page alors même que tout l’intérêt du motif était dans l’ombre qu’elle créait dans son sillon, protectrice et apaisante. Au contraire, lorsque je voulais évoquer le blanc au jour de notre retour dans le froid de l’hiver, un voile de douceur apparaissait comme si j’avais voulu décrire les premiers flocons de neige, sauf que le blanc dont il était question pour moi était aveuglant comme une angoisse nocturne. Rien ni aucune couleur ne ressemblait à ce que j’avais vécu, le rouge était vif alors que pour être la couleur préféré de la grande magicienne, il devait tout au contraire être tamisé et tirer vers le violet sans être étouffé ni prendre aucune nuance de marron, juste un rouge indien. J’en étais à me demander si la palette des sensations que j’avais collectionnée au fil des jours et des saisons, à présent que nous avions fait un premier tour de piste au seuil du printemps, devait finalement rester inaccessible y compris à moi-même dès que je voulais raconter la diversité des nuances, des moments, des émotions, le doute et la joie, les discussions colorées. Aucune note ne sonnait ronde, aucun mot ne tombait juste, rien ne voulait s’accorder avec la vérité que j’avais ressentie au plus profond de mon âme, la réalité relatée me paraissait fade. J’avais beau sentir dans ma chair le dard du regard perçant me transpercer et me paralyser pareil à l’effet d’un serpent, je ne retirais du caractère translucide du vert, une fois la scène retranscrite par des signes aussi précis que le permettait ma mémoire des sens, qu’une mousse  verdâtre qui aurait davantage ressemblé à un guacamole sans goût ni piment, sans intérêt. Même la couleur orange perdait tout son jus lorsque je tentais de relater l’épisode où le soleil déclinait sur nos visages tandis que je sentais battre tout contre moi le cœur de la grande magicienne et que le sang n’en finissait pas de couler sur ma poitrine tandis que la lumière se couchait et nos souffles ralentissaient, je ne trouvais aucune nuance pour relater l’éternité. J’étais d’abord persuadée de savoir me sortir de cette torpeur comme je me sortais de toutes les situations par des pirouettes, un simple pas de danse inspiré en guise de prise de position, sauf que je n’avais pas la moindre idée d’un début de commencement au moment où l’hypothèse farfelue infiltra mon esprit, selon laquelle la grande magicienne pouvait tout aussi bien avoir disparu et que les autorités ou qui sais-je serait à la recherche d’un portrait sincère d’elle pour le divulguer et organiser sa recherche et c’est à moi qu’incombait la tâche bien sûr.

Parfois, le temps travaille pour nous, sans que nous l’ayons décidé, sans même que nous en ayons conscience. D’autres personnes débarquent dans la vie et, sans prendre gare, nous nous retrouvons dans une situation déjà vécue, comme un déjà vu mais sans enjeu cette fois ni dramatisation inutile. Il peut dans ce cas se produire une certaine prise de conscience, un éclair qui permet de donner à la situation vécue un sens et, à partir de là, une issue aussi. La sagesse de la grande magicienne consistait sinon à ne pas s’attacher, du moins à ne rien montrer de son éventuel attachement, à mes yeux donc elle restait neutre, prudente et avisée. Il me faut en réaliser un portrait dans les tons pastel pour suggérer la force de son caractère. Dans les récits de ses précédentes relations, j’aimais l’imaginer fougueuse et passionnée, j’envisageais les cassures qui l’avaient rendue plus forte, je lui inventais toutes sortes d’excuses pour légitimer la distance sans chercher à remettre en question ma propre attitude. Elle préférait inventer la roue plutôt que de se contenter de ce qui existait déjà et servait de monnaie courante, sans doute me faudrait-il sortir du cadre, dépasser les contours de la toile. Tous les jours, elle passait son temps à se réinventer et jouer sur les nuances des couleurs pour passer d’un état d’esprit à un autre et tenter de faire évoluer ainsi une situation dont les teintes avaient été mal engagées à l’origine, une situation examinée sous un angle trop peu valorisant. Son chant résonnait le matin depuis la salle de bain jusqu’à la cuisine en remplissant toutes les pièces de l’appartement comme un rayon de soleil qui aurait élu domicile sur son canapé pour nous raconter son lever, elle chantait que tout irait bien et commentait ses gestes, elle le faisait pour m’amuser en sortant la tête de la pièce voisine, d’un seul coup pour vérifier ma réaction. La vie prenait des couleurs à la côtoyer, on se serait presque mis à chanter, le soleil et moi, elle nous insufflait une mélodie chaque fois drôle et inédite, espiègle et entêtante, un sourire. C’est parce que j’étais incapable de soutenir son regard lors de nos premières soirées chez elle que j’avais insisté pour qu’elle me parle de son activité d’exploratrice et de tous ses portraits. Mon regard se réfugiait par pudeur sur la photographie d’un villageois accroupi par terre sans prendre la pose plus qu’il ne l’aurait voulu et plus qu’il n’en fallait non pour la photographe,  je commentais son teint mât et sa peau plissée, l’éclat de ses prunelles qui brillait au milieu, ou encore le portrait de cet enfant aux yeux sombres, si sombres que son visage m’a envoûtée. Ces portraits, j’aurais tant voulu à présent qu’ils me parlent d’elle, qu’ils me disent par quel truchement, au moyen de combien de clins d’œil elle parvenait à un accord pour prendre la photo et repartir avec un sourire, en laissant un souvenir d’elle, d’une étrange exploratrice. Si seulement ils avaient pu me raconter toutes les anecdotes possibles qui la concernaient, je les aurais soudoyés à mon tour de clins d’œil et de sourires pour marchander leurs souvenirs, je n’avais de cesse de nourrir ma curiosité pour tout ce qui la concernait, en toute indiscrétion.

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