Le marathon était prévu dans quatre mois jour pour jour, une saison très exactement -, à cheval sur le printemps et l’été certes, une saison inédite et on ne peut plus originale, tant qu’à courir pareille distance au bout autant donner à l’idée même de saison un sens vraiment, comme un fil directeur dont il faudrait trouver, à l’image d’une pelote de laine qui servirait à tricoter une écharpe pour l’offrir à l’arrivée de l’automne, le bout qui permet de dénouer tout le reste et commencer à travailler, jour après jour, pour faire qu’à l’arrivée il se passe un miracle. La date fatidique de l’épreuve tombait un samedi, le deuxième du mois d’août, à croire que les organisateurs avaient donné rendez-vous à la canicule pour mieux corser la course. Heureusement, cette dernière devait se dérouler en plein cœur du bois de Boulogne, à l’ombre des arbres et loin du bitume de la capitale déserte à cette époque. Pour avoir participé déjà à deux marathons à Paris, je redoutais cette étape dans le bois de Boulogne, interminable et tortueuse comme un labyrinthe dont on aurait bouclé l’issue une fois tous les coureurs entrés dans le piège de la dernière boucle. Plus rien n’allait, le mur des trente premiers kilomètres était passé, le plus dur n’était pas derrière mais bien devant, sauf que ce devant n’avait aucun horizon ni espoir d’éclaircie, pendant de longues minutes que l’on aurait cru trafiquées par le grand inventeur de l’univers pour qu’elle durent à jamais, il fallait continuer à mettre un pied devant l’autre et puiser dans des ressources ahurissantes de surhumanité pour ne pas arrêter d’avancer, motivé par l’idée qu’un jour, la vie reprenait, tout là-bas. La motivation, je l’avais trouvée la première année dans l’idée, simple et d’une subtile efficacité, qu’une amie et sa batucada jouaient au quarante-et-unième kilomètre, elle m’avait dit qu’elle m’attendrait et qu’ils joueraient tous spécialement pour m’encourager dans la difficulté du dernier kilomètres et des cent-quatre-vingt quinze ultimes mètres à parcourir avant de franchir la ligne d’arrivée, car de fait elle existe. Je ne pouvais pas ne pas arriver au kilomètre quarante-et-un, sachant que j’étais attendue, je m’étais engagée, encore fraîche et excitée peu avant le départ, à venir les saluer, je n’avais pas idée alors de l’état dans lequel je me pointerais et surtout, à l’approche du lieu de rendez-vous, j’entendais le rythme exaltant des percussions au loin, je ne m’imaginais pas à quel point il serait difficile de me remettre à courir à peu près normalement alors que je clopinais depuis l’entrée dans ce fichu bois de Boulogne, quatre heures après avoir passé la ligne de départ sur les Champs-Elysées. J’ai levé la main en serrant les dents, en me donnant l’air le plus détendu possible, mon amie m’a reconnue, ses baguettes se sont immobilisées et elle m’a regardée bouche bée, j’ai continué à ne pas reculer jusqu’à ce que je sois hors de vue et j’ai entendu derrière moi la batucada redoubler de rythme et de sons à mon attention. J’avais rempli mon contrat, à un peu plus d’un kilomètre de la ligne d’arrivée de mon premier marathon, je pouvais faire cesser la souffrance et m’allonger sur le bas-côté, profiter enfin du soulagement, à un kilomètre près finalement, pas n’importe lequel non plus, le tout dernier kilomètre. A ce stade d’épuisement, il ne me restait plus qu’à m’élancer à corps perdu vers la ligne d’arrivée, visible à présent comme une oasis en plein milieu d’un désert, et m’affaler de l’autre côté pour ne me relever qu’à la saison d’automne, balayée par le vent frais. J’aurais virevolté parmi les feuilles mortes, je me serais moi aussi acquittée de ma danse mortuaire jusqu’à la transe, et peut-être même jusqu’à la saison hivernale pour finir en chapeau sur la tête d’un bonhomme de neige autour duquel les enfants auraient créé une ronde pour se chauffer et s’échauffer avant le départ de la prochaine course au retour du printemps.

Cher printemps, je t’ai attendu, tant attendu. J’en ai eu des vertiges à t’attendre autant. J’ai tellement aspiré à un brin de légèreté, au renouveau des espoirs perdus de vue loin si loin, à la jubilation déraisonnée au simple contact du rayon de soleil sur ma peau qui frissonne. Rien n’a plus été pareil à partir du moment où tu m’as laissée sur le carreau pour faire résonner la joie et aller courir les cœurs sous d’autres latitudes que celle où je t’ai croisé ici. Maintenant que tu es là, je n’ai aucun reproche à te faire, sans doute n’ai-je rien pu faire pour te retenir, après tout j’avais rempli mon contrat, j’avais franchi la ligne d’arrivée de la course, et toi le tien, tu as éclairé mon chemin d’une rencontre lumineuse et merveilleuse comme on peut en faire au cœur de ta saison et nulle par ailleurs. On s’attend d’autant moins au premier rayon du soleil qu’on l’a ardemment désiré, oui désiré jusqu’au désespoir le plus profond, arrivé à ce moment de bascule où l’on n’attend plus rien sinon que passe le temps faute de mieux, et voilà qu’elle arrive, la grande magicienne, le ciel se dégage, mon cœur se réchauffe. Et te voilà de retour, tu viens aux nouvelles, voir le résultat de ce que tu as semé avant de disparaître comme j’avais l’habitude de le faire avant, pour n’avoir pas de compte à rendre. Vois printemps, je me  réjouis de te retrouver et me préparer à te courir après tous les matins. Pourquoi le matin me demandes-tu, mais parce qu’il est le renouveau voyons, la résurgence des énergies nourries toute la nuit de mille rêves qui remontent de mon fort intérieur pour faire danser mon âme et réveiller mon corps au rythme de cette inspiration qui coule tôt à flot. Alors je me suis élancée dimanche dernier parmi les coureurs du marathon de Paris pour courir un semi et lancer ma préparation, j’ai laissé le peloton gagner les quais et prendre le virage quelques dix kilomètres plus loin pour le bois de Boulogne, tandis que je reprenais mon souffle à Bastille, prête à en découdre avec les orages à endurer et les efforts à fournir pour qu’en plein été mon tour advienne de franchir la ligne d’arrivée, comme au premier matin. La perspective de courir ce marathon aoûtien avec la même énergie qu’au premier jour du printemps, bel objectif, suffisait à me projeter avec joie dans cette saison neuve à inventer.

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Une réflexion sur “A vol d’alto #1

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