La poésie des petits pas #54

Je n’ai pas senti tout de suite opérer la transformation du dramatique en chromatique, j’ai ressenti une paix profonde sans savoir tout d’abord d’où elle pouvait provenir exactement.

J’ai des envies d’orange sanguine. J’ai des envies d’ailleurs, d’aller voir ailleurs tiens, par exemple de voir la Terre depuis la Lune.

Je marche sur ce sol lunaire, je continue à marcher derrière elle, qui donne le rythme. La vie peut se réveiller d’humeur grise, vaciller entre la timidité d’une éclaircie, l’attrait d’un saule pour y pleurer à l’ombre, elle trouvera un ciel noir et d’un éclair explosera. Elle peut aussi, à la tombée de la nuit, venir nous réchauffer de son orangé qui se laisse désirer, et traîner par chapes de nuages aux couleurs chaudes comme des flammes qui ne veulent pas mourir et continuent à brûler sans faire le moindre mouvement lorsqu’on les fixe du regard. La grande magicienne se retourne rarement, je guette le moment où je peux capter une expression de visage significative et que je pourrais interpréter à ma guise, j’observe les traits de son profil, je suis la forme mouvante de son ombre. Elle a attaché ses cheveux face au vent, sa nuque est dégagée comme le ciel au-dessus de nous, seul repère de couleur, un bleu vif, pour nous rappeler notre présence terrestre plutôt qu’ailleurs sur un autre astre de la galaxie, tant le reste du paysage détonne et n’en finit pas de nous étonner à chaque nouveau tournant, c’est une invitation à explorer une dimension inédite et dont nous n’aurions ni la clé ni le plan pour en sortir.

Le vent est assourdissant, les cratères vertigineux, je suis comme en apesanteur, j’évolue par saccades après m’être concentrée sur le prochain pas non sans une certaine intensité car à la moindre faiblesse je pourrais bien me retrouver éjectée sur la planète Pluton, je suis sur le fil.

Une palette de sensations se diffuse en moi et déverse ses nuances dans mes veines, ce n’est plus un seul et même sentiment qui m’habite et m’aurait, dans d’autres circonstances, enfoncée d’un coup d’un seul et sans répit, mon cœur balance entre une nuance et son contraire et ne cesse d’être bercé par cette mélodie aux inspirations délirantes, désarticulée et déliée comme un rayon de soleil qui s’étirerait de tout son long entre le passage de nuages.  Plus je prête attention à cette mélodie et plus elle s’enrichit de l’attention que je lui porte, à croire qu’elle rougit elle-même en modulant à chaque fois sur une tonalité différente, et cela se joue le plus souvent à un demi-ton près, tout en s’essayant à un autre ton à la fois plus clair, plus léger, moins engagé, avant d’opter pour une nouvelle inclinaison vers des tendances plus graves, plus proches que jamais de la source et tout aussi tâtonnantes dans leur apparition. Une par une j’ai vu les couleurs décliner chemin et lumière moi qui jusqu’ici restais aveuglée.

La poésie des petits pas #53

Je n’ai jamais su ce qui avait, un jour, incité la grande magicienne à remplir son frigidaire, si ce n’est la fréquence de ses voyages aux quatre coins du monde et au retour desquels il se peut que l’envie de se sentir chez soi s’était imposée avec davantage d’insistance et de douceur, il était temps pour elle de vivre l’aventure de l’autochtone installé. Il n’était pas question non plus de ne plus partir à nouveau, plutôt d’assurer une meilleure transition une fois revenue sur les terres de ses semblables qu’elle passait le plus clair de son temps à éviter pour se projeter plutôt dans d’autres contrées, parmi d’autres peuples et s’enraciner dans des habitudes étrangères pour mieux se retrouver dans son état d’esprit nomade, rien d’autre alors ne pouvait compter que la marche pour aller vers l’autre, explorer toujours plus loin à la recherche de ce qui pourrait faire écho à sa propre étrangeté au monde. Pourvu que rien ne soit défini et fixé, cela la rassurait plutôt de voir que les choses évoluent, tout en œuvrant dans la permanence.

            C’est la présence d’un avocat qui a mis la puce à l’oreille quant à l’existence d’une relation dans la vie de la grande magicienne, dont le frigidaire jusque-là restait tristement vide. Elle avait fait du guacamole et, à la grande surprise de la sorcière, il était délicieux, relevé. Sans doute n’avait-elle pas l’habitude de recevoir ou de préparer elle-même quelque chose, de fait il se passait quelque chose de particulier ce soir où j’ai eu la chance d’être conviée chez elle avec quelques autres qui semblaient la connaître très bien, moi pas du tout. Tout le monde se régalait de son guacamole, la sorcière était allée dans la cuisine ouvrir son frigidaire pour constater que quelque chose avait changé dans la vie de notre hôte, elle en était sûre, persuadée de la connaître mieux que personne, la grande magicienne ne cuisinait point.

Je me régalais du guacamole et de ce privilège génial d’être cette personne à l’attention de qui tout le monde y va de son anecdote sur la maîtresse des lieux, et d’une pour honorer ce moment de partage magnifique chez elle. Sublime aussi, ce moment où il faut finir le saladier de guacamole avant de partit au restaurant, elle prépare la dernière chips en raclant les bords pour être sûr qu’il ne reste plus rien, pour personne, et me la tend, mine de rien. L’appartement est inondé de lumière et de chaleur, les couleurs s’étaient conviées dans le monde entier pour décliner leurs plus subtiles et inédites nuances de la saison, moi j’écoutais ce que l’on voulait bien me raconter d’elle, oui me dévoiler de cette personne définitivement très spéciale. Elle m’impressionnait. Je pouvais l’admettre facilement, dès que son regard croisait le mien, je déviais pour ne pas me retrouvée empourprée et le visage écarlate, embourbée dans mon intention de briller et, au moment clé de devoir exprimer mon opinion, de m’entendre dire une sottise.

J’avais noté qu’elle faisait de la photo, où que mon regard se réfugie, parce qu’il m’était alors impossible de croiser le sien, je tombais sur celui d’une personne au teint mât et à la peau plissé ou encore celui d’un enfant aux yeux sombres dont les portraits emplissait la pièce pour témoigner de la bienveillance de la photographe au moment de prendre le cliché, aucun modèle ne semblait gêné ou agacé par la démarche, au contraire les regards étaient posés, fiers. J’aurais voulu les faire parler d’elle, savoir comment elle s’était démenée pour les mettre à l’aise et leur imposer son objectif sans les brusquer, si seulement ils avaient pu me raconter toutes les anecdotes possibles la concernant. Depuis quelques semaines déjà, j’avais remarqué mon manège lorsque je cherchais à faire tourner la moindre discussion autour d’elle, quelque soit mon interlocuteur, qu’il la connaisse ou non, je parlais d’elle en attendant d’apprendre quelque chose de nouveau qui puisse, en attendant de pouvoir me rapprocher d’elle, nourrir ma curiosité infinie pour tout ce qui pouvait la concerner, en toute discrétion.

La poésie des petits pas #52

Un matin, sur notre île, nous nous étions retrouvées à marcher sur un sol quasi lunaire. La terre noire et volcanique donnait à ce coin de l’île un caractère d’autant plus dépaysant et improbable que les reliefs, façonnés par un vent insistant, détonaient avec l’aspect lisse immaculé du ciel et de l’océan dont l’horizon noyait subtilement la frontière en face de nous. On aurait dit que l’érosion avait donné vie aux pierres tout autour, et que leurs couleurs vives, pareilles à l’attrait d’un oasis en plein désert, et qui ne serait pas un mirage de plus ici-bas, tendaient à mettre en exergue un paysage d’une beauté ineffable, à la fois sauvage et magique, et qui s’éloignait vers un infini en direction duquel nous marchions depuis un temps dissolu, le soleil grimpait à son zénith.

La lumière m’aveuglait et je ne distinguais bientôt plus aucune couleur tellement le vent emballait tout sur son chemin, il balayait les nuances autant que les quelques indications de direction données par la grande magicienne, que je ne suivais plus que d’un œil ouvert, comme son ombre. Je la suivais à la trace, presque mécaniquement, sans même réfléchir, j’évitais simplement de lui rentrer dedans si je sentais son pas ralentir, sa direction hésiter, j’en étais là.

J’avais tout loisir pendant notre séjour de l’observer de près, d’en percer le secret. Peut-être la magie d’un tandem réside-t-elle dans la cohabitation heureuse de deux solitudes, nous avancions ensemble, au même rythme, mais parfois sans se parler pendant un long moment, comme perdue l’une pour l’autre, plongée chacune dans nos propres pensées, abîmée pour ma part dans une perpétuelle et tortueuse interrogation concernant les siennes. Je ne pensais plus ni à mes pas ni à ma respiration, je m’étais accoutumée au silence et ne m’en trouvais pas incommodée, au contraire je lui aurais trouvé une certaine forme harmonique si les voix en moi ne m’avaient pas perturbée en interrompant le charme de notre tacite entente. Il me fallait alors me concentrer à nouveau sur mes pas pour marteler le rythme de la mélodie qu’insufflait ma respiration, et je pénétrais dans un silence entendu, une couverture intime. Plus aucun bruit extérieur ne me parvenait, parce qu’aussi bien je ne m’attendais plus à capter quoi que ce soit qui vienne perturber cette paix relative. A mesure que mes pas se faisaient plus légers pour faire le moins de bruit possible de peur d’éveiller mon esprit trop tourmenté, je me coupais d’elle, de moi et du reste du monde, j’étais expulsée en apesanteur sur la Lune, pour de bon et à des années lumières. Là-bas, je me sentais capable enfin de porter un regard neuf sur la terre et l’évolution des sensations, j’étais aussi attentive en plein jour à mon apnée qu’au plus discret de ses soupirs la nuit, aux inflexions de son souffle, j’y passais une éternité. Elle est devenue la mélodie que je voudrais lui crier dans les oreilles, le chemin du discours.

Nous avions regardé peu de temps auparavant un film sur un petit producteur de charbon noir, on le suivait caméra à l’épaule par-dessus la sienne pour entendre sa voix fredonner un air lointain comme pour se donner du courage, ensuite il choisissait un arbre puis le tronçonnait, cela lui prenait déjà une journée entière. Il en découpait plusieurs buches qu’il réduisait en cendres selon une tradition qu’il avait du apprendre en la voyant à l’œuvre, il s’appliquait à attiser les cendres sans jamais que le feu ne s’embrase. Enfin, il récoltait le charbon obtenu pour aller le vendre en ville et pouvoir nourrir sa famille, soigner les enfants et surtout, construire un vrai toit à sa maison à partir de tôle ondulée qu’il convoitait chez un marchand avant d’en apprendre le prix, exorbitant pour lui. En fin de parcours, avec trop peu d’argent en poche, il finissait dans une messe conjurer le sort et prier pour lui et sa famille comme le faisaient tous les autres autour de lui, qui étaient parvenus déjà à un état de transe, croire pour garder l’espoir.

Des cendres naît la chaleur.

La poésie des petits pas #51

De Madagascar, elle m’a rapporté un instrument de musique en bois avec un lémurien très joliment gravé dessus, je secoue la maraca rarement mais souvent je regarde le primate. Elle m’a également offert une écharpe et au moment de me l’offrir, elle m’en tend deux, une rouge et une bleue, à moi de choisir laquelle je veux pour moi, elle prendra l’autre. Piège. D’instinct, ou devrais-je dire réflexe lémurien primaire, mon regard se porte sur le bleu comme une petite fille endoctrinée et qui irait choisir la poupée Barbie plutôt que le camion. Je me sens d’autant plus ridicule dans ce réflexe que je n’ai jamais choisi la poupée et, connaissant la bête sauvage que j’ai en face, une panthère tout juste de retour d’une balade, force est de constater l’enjeu qu’elle met dans ce choix dont le dernier argument de décision n’est pas le moindre, elle sait que je sais, à présent qu’elle a atteint de son côté la maturité chromatique et qu’aucune nuance de vert ne la fera revenir en arrière, que sa couleur de prédilection est le rouge. Elle me tend les deux tissus à même hauteur et m’observe, concentrée. Je décide d’éloigner mon regard de l’écharpe bleue pour le porter vers la rouge et c’est elle que je vois rayonner dans la noblesse des motifs et du violet, de l’orange aussi, mêlés à sa couleur favorite, honorée comme jamais dans l’objet de son offrande posée entre ses mains sans qu’elle n’ait bougé ni fait le moindre commentaire. Les couleurs ont chaviré. Par quel miracle, je ne saurais le dire. Je suis partie avec l’écharpe rouge, en plein mois d’août. Je n’ai jamais eu trop chaud, cela fait trois éternités au moins que je n’ai pas eu chaud. Sauf quand je me suis retrouvée mitraillée par les rayons du soleil déclinant au septième ciel chez la grande magicienne et lorsque je portais l’écharpe rouge autour de mon cou à Paris. Tout l’automne, je l’ai portée, je l’ai traînée dans les rues de Paris, de chez moi à chez elle, dans les Parc des Buttes Chaumont, sur les berges du Canal Saint Martin, lorsque j’écrivais et qu’au bout de trois heures mes doigts, gelés et engourdis, ne trouvaient plus d’autre chaleur qu’au creux de mon écharpe, comme au début lorsque je me rechargeais en la serrant très fort, si fort que j’aurais voulu qu’elle m’engloutisse comme font les boas, pour ne plus avoir froid. Je me suis promenée dans la jungle de Paris, mon écharpe rouge nouée autour du cou, justement parce que j’arborais l’écharpe qu’elle m’avait offert, je me promenais par vents et marées, pour être certaine que tous restent persuadés que j’étais légitimée à rentrer chez elle, malgré les ragots et le qu’en dira-t-on et le mauvais œil et tout de qu’aurait objecté la sorcière.

L’écharpe me tient chaud au cœur, la magie opère pour faire circuler ses battements depuis mon cou jusqu’à mes poignets, en passant par mes tempes et mon estomac, son rouge à elle circule en mois et je circule parmi vous, poussez-vous, laissez-moi vous dépasser vous autres, que je prenne ma place, primate que je suis, celle qui occupe la première place dans son cœur.

La poésie des petits pas #50

Au retour de l’île, il neigeait et la couleur blanc avait tout envahi comme un manteau froid sous lequel il ne restait plus qu’à grelotter de tout son corps jusqu’à la prochaine éclaircie, il ne s’agissait pas non plus d’un blanc neige, immaculé et dénué de tout soupçon, mais d’un blanc cassé dans lequel on aurait pu voir des traces de bottes.

La même inquiétude que ce matin au stade, lorsque la blessure avait littéralement cloué sur place tout espoir de printemps, sans lui laisser la chance d’éclore et de rayonner, avec cette impression insupportablement troublante d’avoir été saboté dans son élan. Quelqu’un aurait voulu sectionner le câble dans du système moteur dans la course du soleil, la souffrance n’en eut pas été moindre.

Le matin du retour, c’était la nouvelle année et tout était calme, mais justement trop, cela devenait intrusif et suspect. L’environnement semblait prisonnier d’un filtre opaque qui empêchait de voir les choses clairement, par exemple avec de la couleur ou bien des nuances. C’est comme si les couleurs avaient d’un coup disparu, il n’y avait plus aucun rayon jaune, pas la moindre explosion de rouge dehors et sur les balcons, pas plus que d’azur dans le ciel, le vert restait enterré et même le marron ne se montrait pas, on aurait du à la limite reconnaître le violet sur la vitre givrée ou le gris à l’horizon, or ce n’était pas le cas. Même le jus d’orange frais servit par la grande magicienne parut incolore dans le verre désespérément transparent. Seule la magicienne était restée grande. Elle ne donnait plus l’air de prêter la moindre attention, elle vaquait à ses occupations et prenait le temps de choisir la musique appropriée. Rien n’allait plus, quelque chose avait été cassé dans ce renouveau, à moins qu’il ne se soit passé quelque chose d’autre.

Ce blanc cassé était pire que tous les noirs de la terre car dans le noir, depuis l’ombre, on peut encore chercher à discerner ce qu’il faut voir, après tout de l’obscurité nait la lumière, alors que ce blanc était cassé au point de ne plus donner aucune prise de vue, pour ainsi dire. L’opacité était presque intentionnelle, on empêchait de voir, de vivre et de crier, de survivre, comme dans ces rêves où l’on ne peut appeler au secours et s’échapper parce que rien ne sort. Une fois rentrée, il a fallut mettre un peu d’ordre dans les affaires avant de fermer les yeux. Toujours le même blanc cassé et opaque, pas de noir salvateur et reposant, ni autre couleur. Peut-être qu’en fermant les yeux encore et toujours plus fort, mais à moins de les coudre, il n’y avait pas moyen de se couper davantage du sens de la vue pour mieux percevoir ce qu’il se passait tout autour.

La neige tombait de plus belle, dans la cour les pas feutrés se posaient prudemment pour ne pas rompre le calme ambiant, on aurait donné la consigne aux gens de ne pas sortir pour cause de journée incolore, l’ambiance n’aurait pas été plus tamisée, presque étouffée pour ne rien laisser paraître d’ordinaire, au contraire tout acquérait des dimensions lunaires, rien ne voulait peser. Sauf les pas sur le blanc pour le casser. Une profonde inspiration plus tard, et la cassure s’est immiscée ici toute entière, sourde comme une grande vague de froid, tout a tremblé pendant une minute puis plus rien.

J’ai su que j’avais pénétré la cassure du blanc à ce moment précis. Et déjà, l’environnement ne me paraissait plus aussi souillé à l’intérieur, si je m’approchais du bord le blanc s’éclaircissait même par endroit pour laisser apparaître des filets de lumières, un reflet violet sur le givre et une ombre grise contre la paroi. Pas une couleur n’avait déjà cassé le blanc, toutes s’y étaient essayées pour toucher la lumière et se voir sous un nouveau jour. Inversement, le blanc venait apporter sa touche de nuance et de pâleur, une certaine forme d’équilibre et d’harmonie en se mélangeant à chaque couleur, sans vouloir la casser, simplement en lui insufflant une autre manière de trouver sa place dans le tableau, pour lui suggérer de nouvelles associations de couleurs à partir de sa teinte actualisée.

Le blanc ne m’aveuglait plus comme auparavant et la cassure ne me faisait plus peur, elle m’enseignait en me proposant d’envisager autrement la situation qu’en la considérant comme vaine, désespérée. Certes, j’étais de retour de notre île et quelque chose finissait, j’avais peur de la fin mais c’est en moi que la peur était logée, la fin existait parce que je l’avais dessinée. J’avais appréhendé le retour du voyage dès le départ, j’avais eu peur de la fin de ma relation dès la rencontre avec la grande magicienne, persuadée qu’elle pouvait disparaître d’un coup. La peur en moi était tellement présente et palpable qu’elle a tout englouti au moment où les couleurs de l’ailleurs et de l’émerveillement se sont évanouies, cristallisées en souvenirs. A nouveau, j’ai respiré profondément et j’ai convoqué une à une les couleurs de mes souvenirs, depuis le soleil haut dès le matin dont la lumière jaune et vive inondé les murs de la cuisine aux tomettes ocres, jusqu’au ciel dont le bleu détonait dans le calme matinal, à peine entendait-on le chant d’un oiseau, moi qui pensais que l’exotisme inspirait les mélodies les plus folles. Les montagnes au loin se découpaient dans les chapes de brume et l’on pouvait deviner la silhouette des sapins, le vert était foncé et sitôt dans l’ombre la forêt paraissait engloutir toute trace de lumière pour mieux s’ouvrir au regard au passage du soleil de ce côté. Les cimes paraissaient argentées par certains endroits et le miel récolté là-bas sentait la sève brute issue des plus généreux palmiers de l’ile, je le laissais couler le long de ma cuillère pour qu’il forme un filet en or et danse comme la flamme d’une bougie le soir pour nous divertir.

Je souris. L’or n’est pas une couleur mais il me rappelle le sourire de la grande magicienne, l’argent n’est pas une couleur non plus, pourtant je sens la douceur de ses cheveux lorsque je les caresse et je sais que j’aurai la chance de les caresser. Elle me dit que la magie est en moi. J’ouvre les yeux, la neige a cessé et le ciel est dégagé, on pourrait se laisser aller à imaginer le premier rayon du soleil balayer les derniers nuages, réchauffer la cassure par laquelle il aura enfin réussi à percer pour rayonner jusqu’ici du plus bel éclat, comme neuf.

La poésie des petits pas #49

Fut un temps, il y a de cela fort longtemps, je ne connaissais pas encore la grande magicienne, j’étais prête à croire à n’importe quoi pourvu que la confiance dans mes chimères réponde de manière la moins illusoire possible à mes attentes et je tentais de m’arranger avec la réalité. Seulement, il ne suffit pas de randonner pour être grande magicienne, ça ne se devine pas. Tout d’abord, une grande magicienne se distingue par cela qu’elle ne prend rien personnellement, pas plus les dires que les faits, mais comme reflet de ce qui se joue en face. Comme chacun sait, les magiciens recourent beaucoup au miroir mais rares sont ceux qui l’utilisent encore pour surveiller leur propre reflet, car nous sommes tous le reflet de l’autre, ou plutôt le reflet de ce que nous faisons à l’autre, de l’intention que nous avons lorsque nous décidons de faire ou dire quelque chose à l’autre, en sachant que cela aura un impact visible. L’environnement, entendu comme ce qui nous entoure, est le premier reflet de notre âme, le chemin est parfois long pour le néophyte de comprendre que tout ce qu’il dit et fait, mais aussi ce qu’il ne dit pas et ne fait pas, tout cela agit sur ce qui l’entoure, il dispose d’un pouvoir sur la nature et les gens, l’évolution des choses et ce qu’il appelle le hasard, il agit. Beaucoup d’entre nous, qui ne se doutent pas ou n’ont pas encore croisé de grande magicienne, ne le savent pas encore ou n’en ont pas pleinement pris conscience, qui continuent à réagir, à survivre plutôt qu’à vivre. C’est une question de timing, le moment arrivera qui les éclairera. Pourvu seulement qu’ils n’aient pas basculé du mauvais côté comme c’est le cas des sorcières. Les sorcières se différencient aussi facilement des magiciennes que les vipères des couleuvres, à savoir que les premières mordent et sont dangereuses, contrairement aux premières, inoffensives aussi longtemps qu’on ne les provoque pas, comme chacun de nous. Et de même que les magiciennes, elles savent qu’elles sont dotées de pouvoirs exceptionnels pour lesquels elles ont travaillé des années durant et enduré de rudes épreuves, cependant elles n’ont pas su attendre, elles n’en ont plus pu d’atteindre la sagesse, le Graal de tout alchimiste, dont les pouvoirs se décuplent à partir du moment où l’apprenti s’en détache et se recentre. C’est la partie, la dernière, la plus significative du long et intense apprentissage de la magie. Rares sont celles qui parviennent au bout de ce parcours intérieur périlleux jusqu’à leur cœur, et il n’est pas inhabituel de croiser des sorcières qui ont nourri sur des rancœurs enfouies au fond d’elles, et que le travail n’aura pas permis de dépasser, une amertume terrible et radicalisée. J’ai croisé des sorcières, je commence à savoir les repérer, elles se croient puissantes mais n’ont aucune autorité naturelle, elles crient d’autant plus fort que personne ne les écoute, elles n’ont de pouvoir que de maigres artifices dont elles abusent à mauvais escient, surtout pour manipuler leur public après avoir réclamé la scène alors que tout se joue dans les coulisses pour qui sait rester humble et humain. Je connais une sorcière dans le sillage de la grande magicienne, j’ai parfois eu peur pour elle, au tout début, mais c’était mal la connaître encore. C’était ne pas reconnaître surtout que je ne croyais plus à l’Amour.

La poésie des petits pas #48

C’est en réalisant des recettes originales, support et préparation fouillée à l’appui, que j’ai pris goût au récit, à la découpe des épisodes, à l’intensité de la cuisson, au mélange des genres et de la sacro-sainte touche finale, celle de l’incorporation des ingrédients épicés. Pire, moi qui n’avais de ma vie fait de mes blessures physiques ou morales toute une histoire, je me retrouvais en train d’étaler mes cicatrices et stigmates comme autant de preuves d’une bataille dont je ne savais pas que je l’avais livrée ni quelle nom lui donner au juste à présent. La grand magicienne m’écoutait sans juger, elle me reprenait parfois d’un signe d’étonnement ou en fronçant des sourcils parce que j’avais manqué de clarté par omission, pour dissimuler, d’autres fois j’en rajoutais un peu, lancée dans mon récit et pour être à la hauteur de l’écoute. J’aimais cuisiner et réinventer la recette d’un plat traditionnel auquel nous décidions de nous attaquer, souvent sur la base d’une épice choisie, il faut parfois savoir commencer par la fin.Elle était l’alpha et l’oméga de la recette, elle en avait imprimé les ingrédients, proportions ainsi que les étapes de la préparation, puis il nous arrivait d’oublier le support papier après l’avoir parcouru rapidement une première fois, nous entrions dans une phase d’improvisation. Elle ajoutait la touche épicée à la toute fin, elle savait d’instinct la quantité et jonglais avec les bocaux aux couleurs détonantes, je m’amusais du spectacle, surprise d’attendre une explosion. J’avais bien remarqué qu’elle avait griffonné deux trois petites choses sur la feuille de papier, je ne voyais pas quoi exactement, c’était de son ressort, elle tenait la partition et me dirigeait. D’abord la découpe des légumes, que je sortais les après les autres des sacs de provision, elle se moquait de moi parce que je prenais le temps de les inspecter, et je lui racontais comment les gens se retournaient sur moi lorsque je choisissais mes fruits scrupuleusement et en leur adressant la parole, sans même m’en rendre compte, mais toujours avec gravité et application. Rien ne semblait l’effrayer dans mes dysfonctionnements, elle riait de tout et je commençais par laver les légumes. J’avais beau me perdre en anecdotes, je découpais vite et avec soin. Elle ne manquait pas de le remarquer, j’aurais voulu me perfectionner des semaines entières dans la gestuelle et la rapidité d’exécution lorsque je tranchais les tomates en quartier le plus finement possible ou que je taillais les courgettes en dés, visant un gabarit identique pour tous.Les morceaux de légumes s’entassaient sur la planche à découper, l’oignon et la gousse d’ail finement tranchés étaient déjà partis dans la poêle se faire dorer, le crépitement de l’huile et l’odeur du soleil envahissaient la cuisine et m’enveloppaient d’un bien-être à toute épreuve. J’allais poursuivre par l’épluchage des carottes et des pommes de terre, lorsqu’invariablement elle posait la feuille de recette sur le four en s’étirant comme un chat au soleil, puis elle me proposait d’ouvrir une bouteille de vin et de finaliser la préparation tout en buvant un verre. C’était fête, à chaque nouvelle étape de la réalisation, j’avais l’impression de me rapprocher. La grande magicienne orchestrait sans que je me rende compte de mon activité incessante, occupée que j’étais à répondre aux diverses questions éventuelles qu’elle ne me posait pas, je poursuivais dans le récit de mes escapades dont le caractère catastrophique et absurde m’était révélé au moment même où j’en formulais les simples faits, bien trop vite tournés en dérision. Au moment de nettoyer la table de travail, avant de vérifier la cuisson du savant mélange dans la poêle, j’avais l’impression de me débarrasser de quelques nœuds en jetant les épluchures.  La main de la grande magicienne s’emparait une dernière fois d’un ou deux bocaux d’épices, elle en retirait le couvercle en liège pour en humer le contenu, je la regardais faire en buvant, je la voyais saupoudrerd’épices et de poudre de joie le mélange de légumes non sans magie.

Elle rangeait ses élixirs et m’invitait, verre à la main, à passer au salon en attendant la suite. J’ai tout de suite adoré l’intérieur de son appartement, il y régnait une chaleur enveloppante, un peu comme après avoir fait l’amour, cette sensation de moiteur à fleur de peau, sensuelle. J’aimais ce moment où je pouvais m’assoir sur le canapé, elle se posait alors dans le fauteuil de biais et j’avais tout loisir de la regarder à ma guise, l’observer sous tous les angles et l’écouter me parler tandis que je la relançais de plus belle à coups de questions, sans relâche. La lumière du jour déclinante pénétrait feutrée à travers les vénitiennes, léchant les meubles en bois réalisés par l’hôte elle-même, les meubles étaient massifs, les statues attentives, de nombreuses photos jalonnaient les murs, des portraits d’enfants indiens en noir et blanc, des femmes vieilles au regard à la fois fier et usé, des histoires se racontaient par millier sans qu’il y ait besoin de mots pour les dire, il suffisait de lever les yeux et regarder autour de soi. Parfois, la grande magicienne se levait et allait chercher un objet pour étayer son récit, une arme offerte par le chef d’une tribu papou, un masque rapporté après de nombreuses péripéties jusqu’ici, ou encore la photo d’une personne qui avait compté et semblait encore très présente par la pensée dans la vie de l’exploratrice, elle se souvenait de chacun des noms. La nuit commençait à tomber mais nous ne nous en apercevions que beaucoup plus tard, alors que le soleil s’était déjà couché et que la lune tardait à prendre le relais pour éclairer nos visages, j’étais captivée par le récit et happée par les silences entre les paroles murmurées, au point de pouvoir sentir le sang couler dans les veines de la grande magicienne, à croire qu’il émanait d’elle un magnétisme auquel j’étais particulièrement sensible et qui me troublait. Toutes les couleurs du soleil couchant balayaient ses expressions, tandis qu’elle décrivait avec une extrême précision un paysage situé à des milliers de kilomètres, je voulais garder en mémoire chaque seconde de ce spectacle dans lequel les souvenirs s’approchaient de nous tels des fauves sortis de la savane pour venir saluer une des leurs ou tout comme, leur protectrice.

Au moment où le suspens était à son apogée, elle levait soudain le doigt et humait l’air pour m’inciter à en faire autant, je remarquais alors non seulement l’odeur délicieuse des légumes en train de mijoter dans de secrètes épices, mais surtout ma concentration totale sur l’histoire racontée au point que j’en avais occulté l’odorat réel pour mieux capter l’intensité dans ses mots et les odeurs évoquées, qui flottaient tout en douceur entre nous deux, comme par magie.  D’un coup, il n’était plus possible de ne pas être envahie par les mille et uns parfums envoutants qui émanaient de la cuisine comme pour nous attirer dans l’antre de la gourmandise, une fois le couvercle de la poêle levé, c’était une explosion de soleil et de couleurs juteuses dans toute la maison, provoquant l’hilarité et l’excitation à l’idée de savourer bientôt ce plat attendu avec tant de ferveur. A choisir entre la fin du récit en cours et une assiette de la merveilleuse poêlée concoctée, je ne sais ce à quoi j’aurais pu renoncer. Pour dire la vérité, je me régalais du récit dans l’attente du plat en train de cuire et la dégustation des légumes gorgés d’épices octroyait au récit en cours une saveur très spéciale. Je ne voyais pas le temps passer, seuls les paysages défilaient, agrémentés de personnages attachants, héroïques et drôles la plupart du temps, rien d’autre ne comptait plus à ce moment que d’être là à apprécier les mots en bouche et partager avec elle ce qui pétillait dans ses yeux, cet éclat alerte auquel chaque fibre de mon corps tendait, attiré comme un papillon par le feu. Lorsque je repartais dans la nuit, je n’étais plus qu’une flamme en train de danser, un feu follet tourbillonnant dans la fièvre de l’été, ivre de joie et d’envies, prête à entrer en transe, brûlante de désir.

Je me suis aperçue en rentrant à pied cette nuit que je ne souffrais plus de la fracture. Ce n’est pas tant que je me sois soudain aperçue de l’absence de toute douleur en marchant, au contraire je n’étais même plus consciente de mettre un pied devant l’autre tellement les moments de la soirée ne cessaient de défiler dans mon esprit et ne me laissaient aucune possibilité de me centrer sur quoi que ce soit d’autre ici-bas en cette heure tardive et solitaire. Je ne me suis pas mise à courir non plus et à hurler à tue-tête en pleine nuit, pourtant ce n’est pas l’envie qui me manquait, je sentais un trop plein d’énergie gonfler ma poitrine de gloire. Sans doute les convenances et la tranquillité des rues m’en ont empêchée, parce que se mettre à courir tel un fou, en mode Amok, qui plus est en criant de toutes ses forces, ça ne se fait pas. On n’imagine pas la chance qu’ont les enfants d’oser les deux en toute liberté, ou quasiment. Non, rien de tout cela. Je ne me suis pas mise à courir, je n’ai pas senti que j’accélérais le pas, ou pour le dire plus simplement je n’ai pas prêté attention à la nature de ma marche durant le trajet, c’est en atterrissant chez moi que j’ai senti que je venais de voler pour la première fois.

La poésie des petits pas #47

De sa mère, elle avait hérité une prédisposition naturelle et évidente pour l’art et l’esthétique, pour le Beau et ce qu’il reflète du Bien tel qu’il est vécu, partagé ou bien bafoué au quotidien, de même elle avait une aversion prononcée pour tout ce qu’elle y voyait de moche et vulgaire. Elle s’était mise à la peinture sur le tard mais avec un enthousiasme et une liberté décuplés, comme si elle touchait pour la première fois au matériau qui lui permettait non plus de développer les clichés des autres ou rendre le plus juste possible le portrait d’une personne, mais d’exprimer directement son propre ressenti, ses émotions et états d’âme, elle qui n’avait d’ordinaire pas de temps à perdre avec tout ce ramassis de sentimentalisme pour dégénérés. La peinture lui parlait en termes de techniques et de couleurs, elle excellait selon son professeur dans le mélange des teintes, l’appréciation des textures, le choix dans les nuances. Mais par-dessus tout, elle attendait ce moment de pure grâce où elle pourrait lâcher son coup de pinceau et ne plus se retenir, elle l’attendait en sachant qu’elle ne pouvait rien faire pour le provoquer et appréhendait que cela n’arrive pas, et qu’elle reste dans le contrôle, la maîtrise. Toutes les semaines, elle continuait à mélanger les couleurs, alchimiste des chromatismes qu’elle était devenue, évoluant dans ses affinités pour les primaires depuis le bleu jusqu’au rouge, avec une prédilection ensuite pour le vert d’eau et l’ocre. Elle travaillait ses mélanges jusqu’à être habitée par la couleur, par la multitude de couleurs envisageables, oui par la palette infinie qui s’offrait à elle et envahissait son esprit, engourdissait son corps tout entier jusqu’à ce que le mélange généré coule dans ses veines, au plus profond pour en vérifier la vérité. Elle disait qu’elle sentait comme une couleuvre l’envahir, c’est ainsi qu’elle décrivait cet instant où la magie des couleurs opérait, lorsque les couleurs étaient à l’œuvre presque de manière autonome tant elle avait l’impression qu’une force extérieure prenait la main sur elle. Plus précisément, elle parlait de couloeuvre puisque cela n’avait rien à voir avec le serpent, qu’elle n’aurait su différencier d’une vipère, sinon qu’elle en attendait la morsure comme une révélation qui l’autoriserait à se lâcher dans le trait et libérer enfin son coup de pinceau. Tout le monde la félicitait pour ses œuvres, cependant on pouvait sentir son insatisfaction, quand bien même celle-ci nous paraissait illégitime et déplacée, il était vain de vouloir la consoler sous peine de l’agacer cette fois pour de bon. Finalement, cela la regardait elle seule. Pour ses amis, elle savait mélanger les épices et herbes qu’elle rapportait de ses voyages aux quatre coins du globe, la couleur gardait son importance au moment de servir ses mets variés, sans toutefois tomber dans un enjeu personnel ni passer par la même attente de la mue artistique et salvatrice. C’est en tout cas l’image que je m’étais faite du phénomène et que j’ai gardé de la grande magicienne, une couloeuvre, la sagesse du serpent à l’œuvre, lorsqu’elle avait évoqué son travail de peinture avec tant de passion que j’étais tombée amoureuse d’elle sur le champ.

La poésie des petits pas #46

Une seule vue, j’aurais voulu lui décrocher une seule vue sur la lune, en une seule vie. Une seule fois, j’ai profité d’une mise en orbite aussi inattendue qu’insolite, au bord de l’océan, aux confins des eaux tropicales, il faisait soudain chaud et le soleil était à son zénith. Je l’imaginais souvent dans la peau d’une panthère, moins pour le côté prédateur de l’animal à l’affût de sa prochaine proie, que pour l’élégance dans la démarche et la vie sauvage loin du troupeau regroupé autour du point d’eau pour se défendre en cas d’attaque. Pour avoir pratiqué plusieurs arts martiaux et s’être perfectionné dans l’un d’eux en respectant depuis plusieurs années un entraînement hebdomadaire assidu, elle savait se défendre toute seule, depuis toute petite elle avait appris à se battre comme ses frères et ne laissait personne l’insulter, l’intimider ni même lui adresser la parole sans lui flanquer une rouste soignée. Sauvage, elle l’était donc depuis toujours et l’était restée de nature, toutefois sa méfiance envers l’humain et ses travers s’était apaisée au fil des rencontres, une fois sa liberté gagnée loin du carcan familial, qu’elle avait fui le lendemain de sa majorité pour ne plus y retourner. Elle s’était retrouvée sans le sou ni même une formation mais avait une idée très précise de l’autonomie et de sa nécessité dans un monde où l’autre aliène, elle était bien déterminée à conquérir sa place sans demander rien à personne et en s’enrichissant de tous au travers des expériences qu’elle multipliait comme on brûle les étapes pour sortir la tête de l’eau plus vite. De son grand-père, qu’elle n’avait jamais connu et dont elle avait entendu les histoires sur lesquelles on construit la mythologie familiale, elle avait hérité une fascination pour l’Asie dont il semblait être originaire. Elle-même avait les traits fins et réguliers, la peau diaphane au point qu’on aurait pu la confondre avec une poupée en porcelaine si elle restait immobile et le regard vague, ses yeux bleus et clairs révélaient ce regard perçant qui rend chaque silence plus expressif que le moindre commentaire, elle avait l’économie de la parole, son visage réagissait, reflet d’une vie intérieure riche et à l’abri des influences extérieures, elle avait le port d’une reine, un cou très long et les attaches fines, une taille fluette et le corps sec, musclé. On ne pouvait la confondre dans aucune destination asiatique avec la population locale, à laquelle elle aimait se mélanger, dormir dans des temples à même le sol et commander au hasard le plat de la table voisine pour se fondre dans le paysage. Par cela, elle se distinguait de tous les autres touristes en explorant les sentiers non encore défraichis, dignes de son intérêt. C’est ainsi qu’avec son premier salaire, elle s’était offert son premier voyage en Chine sans rien réserver de plus que ses billets d’avion, et elle avait passé des semaines à marcher, observer, rencontrer, photographier, découvrir, s’émerveiller et s’étonner de l’étrangeté de la vie ailleurs, étrangeté dans laquelle peut-être elle-même reconnaissait son être au monde  depuis toujours, depuis qu’elle avait évolué petite fille, avant de devenir grande magicienne. Elle avait démarré dans la vie active en développant les photos des autres, ce qui lui avait permis de s’acheter son premier appareil photographique et se payer une formation pour apprendre tous les rouages de ce métier d’explorateur, depuis la prise de vue jusqu’à l’encadrement en passant par la chambre noire et le tout premier contact lors de ses portraits. La grande magicienne avait acquis un talent rare et précieux au moment de prendre un cliché pour mettre en confiance les personnes concernées et capter la lumière au bon moment, c’est quelque chose qui ne s’apprend dans aucune école ni auprès de personne, saisir l’instant de grâce et elle le maniait avec une facilité déconcertante, un peu comme ces patineurs que l’on prend d’autant plus plaisir à admirer glisser sur la glace que l’on ne peut les imaginer chuter. Ses portraits étaient criants de justesse, parfois d’injustice, impertinents de vérités, vivants et captivants comme la série de photographies qui avait fasciné son enfance dans la maison de ce mystérieux grand-père, les portraits de ses dix enfants, certains avaient le tain basané et d’autres sortaient du lot sans qu’il n’y ait d’explication au sein même de la fratrie dont était issue sa mère, une femme aux ambitions artistiques vite frustrées par les contraintes sociales.  Elle avait épousé un homme aux revenus suffisamment corrects pour fonder une famille, l’avait suivi en Algérie puis à Londres, avant de s’installer avec leurs trois enfants dans la banlieue bourgeoise de Paris, la petite dernière n’avait pas reçu ni traitement de faveur ni affection particulière, c’est tout juste si derrière l’enfant trublion on avait deviné le génie pur. Il avait fallu des décennies pour que la mère de la grande magicienne prenne conscience de la personne extraordinaire qu’était devenu sa fille, et que cette dernière s’autorise la possibilité de construire une relation saine et nouvelle avec une femme qui avait rêvé sa vie sans la vivre. C’était là une autre qualité de la grande magicienne, sa capacité à pardonner à ceux qui l’avaient déçue, sans aller jusqu’à la clémence pour les traîtres qui avaient brisé sa confiance, à commencer par son père pour lequel elle n’avait plus ni respect ni contact, un type violent. Derrière son apparent détachement se cachait une âme profondément curieuse et encline à aller vers l’autre pour lui ouvrir sinon son cœur, du moins ses bras et la porte de chez elle, rarement son intuition la trompait sur les gens, leurs intentions, elle laissait au doute sa place. En revanche, l’autre avait tout loisir d’occuper la scène, la grande magicienne opérait depuis les coulisses et ne se montrait guère, elle inspirait les initiatives et suscitait toute sorte d’idée, sans réclamer son nom en haut de l’affiche, il suffisait de l’avoir rencontré une seule fois pour savoir d’où provenait l’heureux tournant que prennent les choses parfois, tout le monde savait. Personne n’était dupe de la puissance jouissive de sa présence, on faisait comme si de rien n’était, vivre dans son entourage rendait heureux, c’était tout. Quant à la rendre heureuse elle, tenter de le faire jour après jour, voilà qui pouvait vous donner des ailes pour la vie entière.

La poésie des petits pas #45

Ce n’est pas non plus comme si nous n’avions jamais de la vie chevauché ensemble. Depuis les vignobles champenois jusqu’au Berry de George Sand en passant par les bords de la Marne, les sentiers de la campagne française ont accueilli nos premières marches et animé mon enthousiasme pour ces longues heures de bonheur passées à m’extasier de tous mes sens. Des forêts entières nous ont laissé pénétrer le secret de leur majesté, des passerelles nous ont frayé des chemins insoupçonnés, des cours d’eau nous ont suivi à la trace et cessaient de murmurer sitôt que nous nous retournions pour surveiller la surface plane, faussement lisse. Le soleil dansait entre les arbres, les branches balayaient nos cheveux et sa main venait parfois frôler la main, ou alors elle se retournait sans prévenir et m’embrassait dans la foulée, folie. J’ai vu la grande magicienne imiter le tintamarre d’une fanfare en plein défilé estival, brassant l’air de ses baguettes et foulant le sol de mille pas guidés au rythme strict et cadencé, le moment d’après elle était une biche apparue soudainement à la faveur d’une brise silencieuse et il ne fallait surtout pas effrayer la frêle silhouette au risque de rompre le charme. Je l’ai entendue attirer mon attention sur l’air grave que j’avais l’instant d’avant en marchant. Jamais je ne l’ai surprise en train de m’observer et encore moins n’ai-je croisé son regard en la guettant comme toujours du coin de l’œil avant d’imprimer mes instantanés en mon faible  intérieur pour y décortiquer le geste de sa main dans les cheveux, le sens d’un soupir, trois fois rien, l’attente investie dans un silence qui plane ou le sifflement d’une mélodie indélébile. Parfois, la nature reprenait ses droits et nous rappelait à l’ordre, un coup de vent ou la chute d’une branche à notre passage, une envolée d’oiseaux sauvages, il en fallait peu pour que nous nous concentrions à nouveau sur le spectacle de paysages où dessiner rêves, vies et projets. Pendant des semaines, toutes mes pensées ont convergé vers ce voyage avec elle sur notre ile, nous y étions à présent et il était temps de nous trouver un lieu ouvert en cette veillée de Noël pour nous restaurer avant d’attaquer le lendemain la première journée de randonnée prévue. Lorsque nous croyons laisser les choses en arrière, celles-ci ont tendance à nous rattraper à la manière d’un clin d’œil glissé entre deux sages conseils, non pas pour insister sur la sagesse mais plutôt pour envelopper l’instant d’une intention précieuse et le graver comme marquant. Il a fallu que nous nous installions au restaurant de « La Abuela », chez la grand-mère, et que je me retrouve en plein Noël avec ma grand-mère aux fourneaux et mon grand-père en train de faire le pitre et l’aller-retour entre la table et la cuisine où cohabitaient le chaos et la joie. Les gestes du grand-père sont hésitants, je me surprends à ne pas m’agacer face à notre serveur qui déploie des efforts pour satisfaire notre appétit, et la grand-mère se démène seule, rien n’a changé depuis mon enfance, rien sinon que la tortilla est devenue la spécialité de Noël et que je m’imagine présenter en fin de repas à ma grand-mère cette autre grande magicienne. L’été où j’ai enterré ma grand-mère se déroulaient les mondiaux d’athlétisme à Berlin, les commentateurs sportifs ont salué la détente extraordinaire de l’athlète jamaïcain, nouveau détenteur du record sur 100m, et qui expliquera que cette détente est à l’origine de son succès. J’ai rêvé de cette capacité inouïe au moment où le monde entier a les yeux braqué sur son héros, à pouvoir donner le meilleur de soi le plus simplement du monde, ce talent à s’extraire des attentes extérieures et de la pression immense pour se centrer sur l’effort et le plaisir. J’envie la force d’abstraction comme si elle permettait aux pensées de converger sans peser et qu’il était possible d’aller décrocher la lune sans ressentir de trop l’attraction vers les éléments présents autour de soi au moment de s’élancer, justement pour pouvoir s’élancer légèrement. Au lieu de cela, souvent le soleil m’éblouit et la terre au contraire me ramène aux choses, abruptement et sans équivoque, entre les deux nait le vertige de l’hésitation, l’ombre du doute.  L’instant d’avant, je rêve, celui d’après je me réveille sur une île, la mer menace de monter. Le vertige se déverse en vagues par milliers, qui envahissent le confort des habitations et la tranquillité du sommeil, pareil à une obsession dont on se débarrasserait à condition d’avoir trouvé un substitut, une idée fixe plus puissante et captivante encore, la chute par exemple. Pire que tout, la chute. La voilà qui s’immisce dans tout mon corps et cherche à peser à travers tous les tissus qu’elle découvre sur son passage pour les faire gonfler et m’empêcher de tout mouvement. Je titube, observée, et me rattrape, je trébuche et tombe. Je succombe. Lentement, j’émerge, je suis étendue sur une plage, le soleil m’empêche d’ouvrir les yeux et me brûle le visage, je n’entends personne autour de moi. Mon corps est engourdi, je ne sais pas comment j’ai réussi à arriver jusqu’ici. Je reprends doucement mes esprits, tous les sens en éveil. Je sens le sable fin sous la paume de mes mains, mes doigts ont envie de s’y enfoncer pour me persuader que suis bien réveillée, j’ai les bras endoloris comme si j’avais battu des ailes durant toute une migration, je n’ai pas la force de m’appuyer dessus pour soulever mon corps, pas encore. Je tourne la tête pour vérifier si mes jambes ont suivi, elles sont là, je suis éblouie par la clarté du jour comme quelqu’un qui se serait habitué à l’obscurité de la nuit trop longtemps. Je soulève une jambe et la ramène péniblement vers moi, vais-je me relever un jour, en ai-je seulement envie. Je m’appuie enfin sur les coudes pour relever la tête et balayer le paysage du regard, l’horizon me paraît plus lointain que jamais. Je souris, je suis en vie. Cette fois, je me lève pour de bon et je m’étire de tout mon long, je m’étire encore, et encore. J’ai l’impression que je pourrais m’étirer ainsi pendant toute une vie, sur des siècles. Peut-être qu’à force de m’étirer je parviendrais à toucher l’horizon, peut-être même le soleil, et qu’un jour, à force d’étirements et de répétition, je n’aurais plus besoin de savoir voler pour aller décrocher la lune et faire plaisir à quelqu’un que je serais allée chercher ici-bas, sur terre.