Nadège Night & Day #61

Courir avec les bras, partir sur autre chose pour faire autrement et avancer, mais partir et courir. Je n’ai pas couru depuis deux mois, j’ai décidé que j’allais reprendre aujourd’hui, c’est une belle journée, la journée parfaite pour reprendre la course à pied, j’y pense toute la journée, comme un refrain qui devrait permettre à mon pied de reprendre la course, de se mettre à courir. Mon pied d’appel, il n’arrête pas de m’appeler, stop t’en fais trop, tu t’es blessée, je t’avais dit, il appelle et je ne l’écoute pas, comme si ma tête savait mieux, la tête ne sait rien, le corps si. Cette phrase de Spinoza, On ne sait ce que peut le corps, comme une menace qui planerait sur l’espèce humaine depuis les temps ancestraux et qu’aucun homme ne prend en compte parce qu’on a érigé l’esprit en maître supérieur, l’esprit sait que le corps peut mais il ne sait pas quoi. Je m’habille comme quelqu’un qui irait courir pour la première fois, changer tous les habitus, pas le jogging mais à peu de choses près, je chope un t-shirt de course que je n’ai jamais mis, sur le trajet je me rends compte qu’il s’agit du t-shirt du triathlon de Deauville avec cette sacro-sainte côte de Saint-Laurent, le mur au tout début de la partie vélo sur lequel j’ai tant souffert. Le stade est rempli de mini-footballeurs en herbe, je regarde mon ombre, l’ombre se décline au masculin en allemand, der Schatten – ai-je un Schatten ou plutôt une ombre ? -, mon profil longiligne à l’allure dégingandée prend tout le couloir dans le virage, à sa sortie je dois courir. Ma tête dit cours, mon pied répond certainement pas alors les bras prennent le relais et je pars. Qui commande les bras ? On ne sait ce que peut le corps. On sait que le corps peut, mais quoi ? Mes bras ont assuré une semaine entière de stage de triathlon, ils ont soutenu mon corps en danseuse sur le vélo dans les montées, ils se sont cramponnés de toutes leur force au guidon dans les descentes vertigineuses, pour finir ils ont compensé les jambes en crawl, nage tractée. Et il faudrait à présent qu’ils se mettent à courir aussi ? Mais dans quel monde vivent nos bras. Ma tête sait juste d’où je pars sur la piste et où je suis sensée arriver, deux-cent mètres plus loin, cela répété cinq fois d’affilée, ce n’est pas compliqué, il suffit de suivre, je fais de la résistance, pourquoi est-ce que je résiste à tout, tout le temps, partout, tant que je n’ai pas tout compris. Mes bras ordonnent à mes genoux de monter plus haut, je me vois en train de courir, je décolle. En vrai, ce premier tour de piste ne ressemble à rien du tout mais j’ai fait semblant de courir, personne ne sait que je cours sur fracture, je veux avoir l’air de courir, ma tête y a cru et repart, deuxième tour de piste et je ne détecte aucune douleur comme il y a deux mois, forçant l’arrêt. Ma montre m’indique que j’ai couru plus vite, les sensations sont meilleures, je suis heureuse, mon ombre a l’air de danser entre chaque tour de piste, je pourrais m’offrir une ola à chaque passage, j’ai déjà connu cette joie, ce renouveau comme de ressusciter, mon cœur bat très fort, j’arrive au cinquième et dernier tour, les gamins rentrent au vestiaire, je donne tout et c’est fou. J’ai couru un kilomètre et c’est tout, le premier jour de ma reprise, les autres suivront et je sais, on ne sait ce que peut le corps mais le corps sait ce qu’il ne peut pas, à moi de savoir l’écouter.

Nadège Night and Day #48

Le bassin d’été de Molitor profitant d’une vidange pendant les vacances, je prends mes quartiers dans le bassin d’hiver que j’avais boudé jusqu’ici et je nage mes longueurs de crawl à côté du cours d’aquagym dont je ne comprends pas les indications délirantes données par le coach. Comme les saisons peuvent changer d’un jour à l’autre, cette semaine je nage en plein hiver et alors que la nuit est déjà tombée depuis plus d’une heure, la semaine passée nous profitions d’un soleil radieux et de températures printanières en plein cœur de la vieille ville de Köln pour passer plusieurs heures en terrasse comme avant, comme lorsque nous étions tous insouciants. J’ai aimé la photo prise par notre voisine de table, les dégustations de Kölsch en préférant toujours la plus récente et sans pouvoir se décider finalement pour la meilleure, nos pique-niques dans la chambre d’hôtel au bout d’un palier qu’il nous semblait avoir privatisé si bien que nous avions comme un appartement rien que pour nous et loin du vacarme carnavalesque, j’ai aimé nos balades au bord du Rhin, nos bains de soleil, chercher nos cafés, rentrer chez nous. Une fois rentrée chez moi, de l’autre côté du Rhin, je tourne la page du calendrier pour inaugurer les mois que je préfère dans l’année et je tombe sur la photo de ma cathédrale, mon Dom, magique. Je ronge mon frein parce que je ne peux pas encore courir et je me rends compte que le moral reste au top, ce qui ne m’était arrivé ni pour la fracture de l’orteil, encore moins celle du bassin, oui je les collectionne, je me souviens seulement et avec une précision incroyable, de l’intensité de ma joie en reprenant la course chaque fois en 2015, en 2019. Alors cette année, quel feu d’artifice ça va être de pouvoir cueillir le printemps, m’éveiller et m’en émerveiller.

Direction Etoile #36

Vingt jours après Les Sables, je sors à nouveau mon vélo de course pour retourner à Longchamp, je n’avais trouvé jusqu’ici ni la motivation ni l’élan pour affronter le tronçon Champerret-Porte Maillot qui reste ma difficulté pour accéder à l’hippodrome. Et puis après une semaine de travail particulièrement dense et épuisante, une séance de fractionné, puis un footing d’endurance et enfin un run dans mon quartier à Montmartre dédié aux côtes et escaliers, et surtout une soirée qui me réconforte dans la douceur des jours, des semaines et des années à venir, je me sens prête ce matin à rouler à nouveau. Ma roue avant est voilée et mon poignet droit douloureux, je dois apprendre à le détendre, le passage depuis la Porte de Champerret jusqu’à Maillot est pire que tout, pourvu que les travaux sur le tram prennent fin pour dégripper cette portion de route. Une fois que je prends mon élan sur l’allée de Longchamp, ma motivation revient au triple galop, j’attends avec impatience d’apercevoir enfin la silhouette de l’hippodrome. Je sens bien que je n’ai pas retrouvé ma grande forme mais le plaisir reste incroyable. Je comprends mieux les coureurs et cyclistes qui s’installent en lisière de l’un des deux bois, ou les parisiens qui s’exilent en province pour pouvoir nager rouler et courir direct. J’imagine que je pourrais m’installer un jour en Vendée dans une petite maison avec la vue sur ma raison et profiter d’un horizon plus large que jamais de possibilités pour passer le plus de temps à l’extérieur et à deux aussi, réinventer sa vie du matin au soir.

Direction Etoile #14

Trois parcours vélo, deux sorties course à pied et une séance de natation à la mi semaine et j’ai trouvé mon rythme de croisière dans quelque chose de plus doux, moins raide, j’ai fini deuxième de ma virtuelle catégorie d’un défi toujours trop virtuel, je risque en forçant toujours de ne plus rien finir du tout lorsqu’il faudra passer aux choses sérieuses. Trois sorties course à pied et une vraie pause déjeuner prise à la faveur d’une invitation, je savoure un lâcher-prise au soleil tout en haut de ma butte en partageant un thé exquis, j’en oublierais qu’il me faut retourner travailler si les températures n’étaient si frileuses, j’échange pour changer, je me pose et me sens apaisée, la pression chute je décompresse. Deux séances de natation plus tard et j’ai gagné une coéquipière de choc qui me motive, elle nage le papillon et même la godille, moi qui ne coulais pas la brasse il y a deux ans, je renoue avec une émulation que je n’avais plus ressentie depuis les entraînements du club lorsque je courais avec des partenaires qui me poussaient à éprouver mes limites. Elle me suit et m’incite à garder une vitesse constante, je nage l’aller en crawl et le retour en brasse, je l’entraîne peut-être en endurance puisque je n’ai pas l’habitude de m’arrêter en bout de ligne en pleine séance, je nage toujours aussi longtemps que je le peux, maintenant je prends quelques minutes pour échanger, j’assiste à une démo de godille. Cinq parcours vélo indoor et le soleil festif de ce début de week-end m’invite à sortir mon vélo sur le bitume, au bord des quais, le long des pistes cyclables parisiennes pour célébrer le retour de températures décentes, il est temps de me détendre avec un verre, comme c’était le cas lorsque le moral était au plus bas, qu’il n’y avait que ça pour tenir, le rendez-vous en fin de semaine quai de Loire pour un baby-foot les doigts gelés une coupette de Champagne à la main et une boite de bonbons Haribos pour se faire du bien. Après une semaine d’entraînement, je ne prévois rien le dimanche, ou plutôt je prévois de ne rien faire, sinon une belle et longue randonnée ensoleillée jusqu’au village voisin, y rencontrer les villageois, parisiens comme moi, attachés à une identité de quartier, curieux comme moi aussi de découvrir jusqu’où on peut marcher tout droit sur 10km. La semaine passée, mes pas m’ont amenée vers le village des Batignolles où j’ai été conviée à partager une pinte sur une petite placette que j’avais repérée pour être passée tant de fois par cette rue commerçante et animée comme je les aime, je profite du plan. Cette fois-ci, on me propose de déguster la bière de Belleville tout en haut du parc, toujours une place comme chez moi, partagée entre trois bistrots qui rivalisent d’idées et de créativité pour rester ouverts et assurer un service au maximum de la convivialité, je n’avais jamais goûté encore la bière de ce village que j’ai pourtant sillonné pendant cinq années d’affilée, et c’est un bonheur que de faire une nouvelle découverte confinée.

Direction Etoile #10

Je passe de trois à cinq puis dix heures d’entraînement par semaine, toujours pas assez. C’est comme si je répétais machinalement les gestes de la recette pour faire du pain, depuis la pesée de la farine jusqu’au suivi de la cuisson dans le four, mais en oubliant systématiquement d’incorporer la levure, la pâte ne lève pas. Je ne me durcis pas. J’aimerais devenir une femme d’acier résistante à tout, la levure c’est le mental, seulement moi je me trouve tous les prétextes pour ne pas me pousser un peu plus loin. Juste ce tout petit peu qui représenterait un cap, celui de la confiance pour affronter mes propres appréhensions, j’ai l’impression de revenir au contraire tellement loin en arrière, à l’époque où je craignais de tomber de vélo, de couler dans la piscine, de m’essouffler, bien sûr j’ai un souffle cardiaque et je me suis déjà noyée sans savoir encore nager, forcément j’ai dû perdre l’équilibre plusieurs fois mais pourquoi ces appréhensions. J’appréhende, je n’ai pas encore mal, je ne suis pas du tout dans le rouge, j’ai juste peur d’y entrer comme si je ne devais pas survivre à cela, oui que je risquais de perdre la vie. Sauf que la vie me dit de foncer ici et maintenant parce qu’après, ce sera trop tard. Printemps. Troisième confinement. Dernière ligne droite avant l’éveil à la vraie vie ? Une semaine de congés pour tracer mes segments sur le bitume et dans ma ligne d’eau, mais entre les lignes aussi lorsque je questionne la notion de crime sans qu’il ait lieu, l’idée de climat criminel que j’essaie d’approfondir dans une nouvelle pour un concours. Comment décrire une ambiance alors que je misais tout sur les faits, rien que les faits ? Un peu comme ces activités sportives que j’enchaîne en ayant l’impression de ne pas en faire suffisamment, j’en suis à cinq séances mercredi et je ne me sens pas prête du tout. Comment savoir si je m’entraîne suffisamment lorsque j’ai cette incessante impression de ne jamais, vraiment jamais sortir de ma zone de confort et plutôt fonctionner en accumulant un certain volume horaire et kilométrique sans savoir si je progresse aussi. Je nage, je roule et je cours lundi, mardi je cours et je roule, mercredi je roule dehors, Longchamp, j’avais prévu de retourner à l’hippodrome et je me réjouis d’en trouver le chemin au moment où je me crois perdue en plein bois de Boulogne au bout de 10km, d’un coup le paysage se dégage et je vois les premiers cyclistes redoubler de vitesse. Tout en roulant, je me dis que je devrais rouler davantage et au moment d’accélérer, j’imagine que je n’accélère toujours pas assez et que je n’ai pas même le niveau pour suivre le plus lent de tous les slow packs qui n’existent pas sur cet hippodrome et bien sûr je me vois doublée instantanément par tous les cyclistes alors que ce n’est pas le cas, bref je me vois accomplir une tâche en niant son accomplissement car trop imparfaite.

L #7

Pour ce 29 septembre 2019, j’avais envisagé tour à tour plusieurs options, depuis la plus farfelue parce qu’au moment de m’initier avec joie et enthousiasme au triathlon, j’avais déjà en tête l’objectif de participer à un Ironman 70.3, celui prévu à Cascaïs m’attirait davantage. J’avais déjà visité ce joli village de pêcheurs, situé à quelques kilomètres de Lisbonne, le bruit de l’océan la nuit m’avait paru magique et je m’imaginais déjà me mettre à l’eau aux aurores. Un peu plus tard, j’avais participé à la loterie pour le marathon de Berlin qui tombe à la même date, en me disant que j’aurais trouvé le bon prétexte pour ne pas courir un format L trop tôt. Non seulement, je n’aurais jamais été prête à affronter un parcours vélo vallonné de 90km suivi d’un semi-marathon, mais en plus j’avais considérablement réduit la charge d’entraînement en course à pied pour m’initier au triathlon, si bien que je n’aurais pu suivre une vraie préparation marathon une fois inscrite au premier format M à la fin du mois d’août. Je n’ai pas été tirée au sort pour le marathon de Berlin et j’ai pu m’inscrire à celui de Palerme. Quand au format L, j’ai repoussé mon objectif à l’année prochaine où je pourrais en découdre avec un half Ironman aux Sables d’Olonne, le temps de nager plus vite, rouler plus longtemps. J’avais alors, légèrement dépitée, opté pour la dernière option, le Paris-Versailles de 16km. Sans même chercher à savoir s’il ne me restait pas l’espoir d’une possible inscription pour un dernier triathlon en cette fin de saison. Je me suis intéressée au Greenman, un cross-triathlon inscrit au calendrier de la fédération le 6 octobre, en Alsace. J’ai même contacté les organisateurs le lendemain du triathlon de Cherbourg pour leur demander si mon vélo serait adapté à leur type de parcours, les 10km de course à pied s’apparentaient davantage à un trail. Je me souviens de mon message écrit à l’encre d’une excitation folle, je me suis présentée comme une débutante dans la discipline en déclinant mes faits d’arme avec un vélo de route. La réponse ne s’est pas fait attendre, très sympathique et qui commençait par me corriger sur le fait que je n’étais plus du tout débutante à ce stade. Je ne m’attendais pas à cette réponse. Puis de m’expliquer que le parcours ne présentait pas vraiment de difficulté technique, juste quelques endroits « ludiques » (passage de gué, monticule) plutôt accessibles pour mon vélo. Je me suis laissée le temps de la réflexion sachant que le TGV nécessitait de démonter le vélo. Le Paris-Versailles donc, sans motivation aucune sinon de courir la course avec le club et y fêter l’anniversaire de notre doyen à l’arrivée avec une coupe de champagne, mais même ça… Je n’ai pas eu le temps de regarder le parcours de la côte des gardes, ni même d’aller chercher mon dossard, je me suis blessée la veille en heurtant violemment mon petit orteil à l’escalier de la piscine en plein mouvement de brasse à l’entraînement. Sur le coup, j’ai pensé que la douleur était normale, surtout à l’orteil, saut que je me suis mise à boiter en sortant du bassin. Le 29 septembre 2019 restera définitivement gravé comme le jour de repos total et salvateur.

Trois éternités #51

J’ai craqué. J’ai couru. Trois fois rien. A trois jours du marathon. Trois jours que je n’avais pas couru, aucune sortie matinale ni de séance de fractionné ou bien de côtes. Rien. J’avais l’impression d’avoir totalement rouillé et à force de sentir les articulations s’enkiloser. J’ai prétexté un bref rayon de soleil pour sortir short et maillot, mes baskets m’ont remerciée, qui pensaient déjà partir à la retraite, il fallait bien sûr les rassurer avant dimanche prochain. Après-après-demain, comme le temps passe vite alors que ces trois jours m’ont paru durer une vie entière, trois éternités à ne pas me demander au réveil si je cours plutôt le matin ou le soir, c’est comme si j’avais été blessée alors que je fais de la prévention pour que cela n’arrive pas. Curieusement mon corps ne semble pas vouloir me remercier pour cette récupération que je lui accorde, les mauvaises habitudes bataillent pour prendre le dessus. Allez, plus que 3 jours.

‘round S. #3.1

Dix jours que je ne cours pas,

dix jours que j’écris, que je crie.

Dix jours que je pense à oublier,

dix jours que j’oublie de penser,

dix jours que je ne pleure plus –

Dix jours que je quitte la tristesse,

dix jours que la colère me traverse,

dix jours que je me bats contre moi,

dix jours que je fuis pour mieux me sauver –

Demain le dernier des dix jours, j’ai survécu.

Ce qui ne te tue pas. Mais je ne me sens en rien plus forte.

Tout cela m’aurait donc tuée et personne ne me l’aurait dit ?

Je dois retourner parmi les vivants pour qu’ils me racontent.

J. d’abord, celle par qui tout est arrivé, pour des raisons d’évident voisinage. Note à moi-même, creuser les liens éventuels entre voisinage, affinité et réciprocité. J. a retrouvé sa randonneuse, parti plusieurs mois user ses souliers sur les sentiers de la solitude. Pendant tout ce temps, J. est restée en contact et a suivi son aventurière à distance, couchant même par écrit ses récits à la place de la randonneuse, trop occupée à vivre l’instant plutôt que le retranscrire. J. a attendu, s’est réjouie de la liberté savourée avec tant de bonheur par sa randonneuse, elle a patienté et elles se sont retrouvées, heureuses d’avoir su avancer, chacune pour soi et ensemble, malgré la distance de plusieurs centaines de kilomètres entre elles. Note à moi-même, raconter plutôt les histoires des autres qui finissent bien plutôt que les miennes dont j’ose à peine envisager la chute. Un dimanche soir, le 18 décembre, j’ai envoyé une bouteille à la mer sous forme de message à la randonneuse dont j’attentais moi aussi le retour pour entendre le récit de son périple et parce que l’éclat de son rire me manquait par-dessus tout. Je savais aussi qu’elle appréhendait son retour, je tentais tant bien que mal de lui donner des prétextes pour rentrer plus rapidement dans le quartier et à la chorale. J’avoue, je ramais. Quelle ne fut pas ma surprise non seulement de recevoir une réponse de sa part dans la minute, mais surtout pour boire un verre le soir même.

Je les ai retrouvées toutes les deux, à l’Etoile de Montmartre, J. et sa randonneuse, elle était donc rentrée. C’était mon miracle de Noël. J’ai écouté passionnément le récit de sa longue randonnée, de ses vingt kilomètres de marche quotidienne, de ses rencontres insolites et de la peur de se blesser et de ne pas arriver au bout de l’aventure. J’étais autant captivée par son récit que par l’attention portée par J. à chacun des épisodes relatés, leur relation me fascinait. Lorsque je leur ai demandé de me raconter le commencement de leur histoire, il s’est passé cet autre miracle en forme de révélation. Non seulement, elles n’avaient pas la même date en tête concernant le début de leur relation, mais surtout, loin de s’offusquer de ce désaccord sur la disparité entre leur réponse à ma question, elles se sont montrées au contraire amusées voire émerveillées par la version que l’autre avait tendance à mettre en avant de leur histoire commune. De quoi passer de longs hivers au chaud en se racontant tous les soirs la journée qu’elles auront passé ensemble en se dévoilant chacune l’expérience propre qu’elles en ont fait sous la forme d’une version originale et unique de la même histoire. La magie du partage.

J’ai couru les trois jours suivants, alignant 11 kilomètres le lundi 19, 12 kilomètres le mardi 20 et, selon une logique qui littéralement m’aliène et m’enveloppe de plaisir fou à la fois, 13 kilomètres le mercredi 21. Il me suffisait le jeudi 22 de courir facilement 14 kilomètres pour atteindre les 220 kilomètres parcourus depuis le début du mois et exploser le compteur à 300 kilomètres pour finir l’année en beauté. Ou en fauteuil roulant, selon. « On ne sait ce que peut le corps », aurait dit Spinoza. Je sais en tout cas que mon corps peut, et parfois mieux que mon esprit, il a ce pouvoir de m’envoyer des alertes là où ma volonté déchaînée m’ordonnera d’aller toujours plus loin, à n’importe quel prix. Or, ce jeudi 22 décembre, j’ai senti la fracture se manifester de manière insistante, à force de tensions et d’excès ces dernières semaines. Il m’est arrivé de courir deux fois dans la même journée. Mon corps m’a sauvé sinon la vie, du moins ma condition de bipède, provisoirement. Je suis restée debout. Prête à affronter la tempête.

L. ensuite, chez qui s’est déroulée la répétition des altos à la fin du mois d’octobre. Nous nous sommes retrouvées un dimanche soir pour voir un film ensemble, je venais de faire découvrir le parcours de mes trois stades dans l’après-midi à ma nouvelle voisine de quartier. Je n’en étais pas à l’époque encore à vouloir oublier, L. m’a inspiré l’idée de publier pour donner corps à mes addictions plutôt que celles-ci ne me prennent la tête tout à fait. Pour partager, aussi et surtout.

Clean #6

„Freudig wie ein Held zum siegen.“
Friedrich Schiller, An die Freude

 

Dernier jour sur l’île. J’ai aligné 47km de course à pied cette semaine, au virage près la même distance que la semaine précédente, sans pour le coup l’avoir calculée un traitre instant. En partant pour la dernière course, mon téléphone était complètement chargé et à mon retour, j’ai remarqué à mon grand désarroi que mon câble avait définitivement lâché, je n’avais plus aucun moyen de rester en contact avec le reste du monde sinon en utilisant un ordinateur qui ne m’est pas familier. L’addiction fait son apparition à chacune de mes habitudes, dès lors que celles-ci se trouve frustrées comme lorsque mon portable se décharge jusqu’à ne plus s’allumer, m’empêchant ainsi de rester connectée. L’addiction à la connexion, comme s’il s’agissait d’un lien véritable, comme si j’allais manquer quelque chose d’essentiel en n’étant plus connectée à un appareil. Nous sommes dimanche, la veille du 15 août, et je ne pourrai pas remplacer le câble avant mardi, jour de mon départ pour Mykonos. Je sens un vent de panique m’envahir. Il y avait de quoi s’inquiéter en effet, ma vie tient à un câble en plastique. La partie centrale de ce dernier avait fait l’objet de mordillements répétitifs de la part de mes chats, une manière sans doute pour eux, à la manière d’une bombe à retardement, de me les rappeler à mon bon souvenir à quelques jours de mon retour, le compte à rebours est lancé. Je me sens observée comme s’il s’agissait d’une mise à l’épreuve, l’ultime et la plus dure, et dont l’enjeu est de surmonter le manque et l’attente. Si j’y parviens, je suis autorisée à quitter l’île.

Venir à bout des démangeaisons du manque et de l’attente insatiable. La destinataire des cartes postales me raconte l’histoire qu’elle vit avec celle qui l’a rejetée pour mieux revenir vers elle un an après, elles sont parties ensemble en week-end. Une mise à l’épreuve, il faut en venir à bout de cette relation. Entre elles, les névroses semblent incompatibles, la rupture est proche. Je reconnais chez mon interlocutrice les doutes et le malaise, je reste témoin, présente, intéressée, disponible et consciente d’être tout cela et rien de plus dans cette histoire. Elle m’avait prévenue de ses dysfonctionnements, plusieurs fois même, j’ai fait sourde oreille pour mieux continuer à la chercher et surtout, je ne l’ai pas prévenue moi-même de ma dépendance. Il était hors de question pour elle de sortir avec une dépendante, si tant est que je l’étais réellement, elle me l’avait dit et répété, c’est la raison pour laquelle je l’ai laissée jouer avec mes sentiments. Pour cette raison et aussi parce que sans elle, jamais je n’aurais mis les pieds dans le rétablissement, je lui dois mon premier pas dans ma nouvelle vie d’abstinence et de liberté.

J’ai couru tous les jours sauf un matin où le trajet en voiture pour gagner l’autre bout de l’île et la plage de sable blanc et chaud a remplacé ma sacro-sainte sortie. J’ai manqué une séance de relecture par pure flemme et parce que j’arrivais au terme d’un récit difficile, dont je ne maîtrisais pas les tenants et encore moins les aboutissants, comme d’habitude. Il fallait que je lâche prise pour laisser les choses suivre leur propre cours et laisser l’inspiration reprendre la main, plutôt que l’inverse. La destinataire des cartes postales m’a assurée que nous pourrions nous voir le jour de mon retour, cette annonce m’a mise dans un état d’excitation semblable à celui que j’ai connu, pour d’autres raisons, le jour de notre première rencontre au marché d’Aligre.

Le jour de notre rencontre, elle m’a rattrapée sur le trottoir d’en face, où elle s’était réfugiée elle-même pour mieux guetter mon arrivée. Je ne l’ai pas embrassée, non pas que je n’en ai pas eu envie, au contraire j’ai trouvé en face de moi le sourire et l’ouverture dans ce visage très avenants, j’en ai ressenti un immense soulagement qui s’est transformé en un éclat de rire. L’instant d’avant je m’échappais, la seconde suivante je fusionnais. Mon sourire faisait écho au sien tandis que j’attendais la suite. Sans doute l’incohérence de mon comportement ne lui avait pas échappé mais elle faisait mine de ne pas s’en être rendue compte, elle riait de me voir interloquée de la sorte et je riais de plus belle, notre hilarité en disait long sur la récente tension, maintenant que l’enjeu du rendez-vous était désamorcé. Il pouvait ne rien advenir de cette rencontre, dont nous avons profité en discutant pendant plusieurs heures et sans voir le temps passer. Elle m’a raccompagnée jusqu’au métro, nous sommes arrivées devant la station, nous ne parlions plus. Le malaise était palpable. J’avais encore sa dernière réflexion à l’esprit, « voilà, on s’est vues », elle semblait dater de quelques heures déjà. À mon tour, j’ai lancé une réflexion qui aurait tout aussi bien pu tomber dans une bouche d’égout, « j’en ai déjà trop fait ». Le nombre de phrases insensées qu’on est capable de sortir au moment où il est simplement question de passer à l’action, ou pas. Je peux imaginer que dans son message crypté, il était question de savoir si oui ou non, on s’était plu, et que le mieux visait à exprimer l’idée selon laquelle j’avais provoqué a rencontre et qu’elle devait assumer la suite, si suite il devait y avoir. Ma missive a du lui parvenir cette fois-ci, un miracle au milieu de tant de complications, car elle s’est approchée de moi et a pris l’initiative de ce premier baiser tant désiré. Sa manière à elle de ne pas fermer les yeux comme pour mieux garder le contrôle, même dans ce genre de situation. L’art de maîtriser le sujet, de le savoir, tout en gardant cet air farouche jusqu’au dernier moment, une timidité qui ne dit pas son nom pour ne pas rompre le charme.

Je suis restée  des journées entières sur l’île à regarder dans le port les bateaux accoster puis repartir à une cadence millimétrée. Je les entendais s’annoncer chaque jour à la même heure, mais aucun message et surtout aucun passager en arrivée ne me concernait personnellement. J’avais simplement conscience du temps écoulé au fil des programmes télévisés et des arrivées portuaires. Les passagers arrivaient et partaient, mon humeur ne variait pas. Les pèlerins débarquaient par hordes entières, tandis qu’ailleurs dans le monde on distribuait les médailles des Jeux Olympiques.

Elle a reçu la première des trois cartes postales que j’ai envoyée depuis mon île, celle qui montre la basilique depuis une vue aérienne, le lieu de la vierge Marie vers lequel convergeront tous les pèlerins à l’occasion de la célébration du 15 août. C’est ce que je raconte sur la carte postale, je partage avec sa destinataire le goût du sacré. La carte a mis une semaine pour lui parvenir, mon humeur n’avait pas varié. Elle m’a envoyé un message pour m’indiquer que rarement carte postale lui avait fait autant plaisir. J’étais ravie comme si elle m’avait annoncé qu’elle me rejoignait par le prochain ferry, ce qui n’était pas le cas bien sûr. Tout au plus pouvais-je attendre de ses nouvelles. Attendre et se détendre, attendre de n’avoir plus rien à attendre.
Se détendre, ne plus rien attendre, rester dans le moment et s’y enfoncer jusqu’au cou, disparaître pour les autres et refaire surface à soi-même. Et dans l’attente de cette détente, manger des salades à la fêta et aux câpres, cueillir des figues au bord de la route et caresser des félins qui s’arrêtent sur mon passage, courir et écrire, tous les matins et toujours plus loin, plus loin et plus longtemps, creuser approfondir compléter corriger rectifier effacer et laisser filer le temps.

Laisser filer les autres et la tentation. Et crier. Crier le manque et l’absence, les brûlures de la frustration, la tristesse amère des abandons, crier les aspirations à un peu de douceur et beaucoup de bienveillance. Crier passionnément, à la folie.

Tendre vers la détente et s’y attendre, s’y attendre tellement qu’enfin elle apparaît, évidente et pleinement entendue.

S’y laisser aller.

Plage de Panormos. L’été où j’ai enterré ma grand-mère allemande, les championnats mondiaux d’athlétisme qui se déroulaient à Berlin ont vu la consécration d’un coureur jamaïcain dans la discipline du 100 mètres, un athlète d’un genre nouveau. A chaque époque ses héros. Les grecs anciens ont connu Achille et son talon défaillant, un peu celui que je ramène régulièrement chez mon cordonnier pour une remise à niveau, Hercule dont j’ai l’impression d’accomplir au réveil les douze travaux, ou encore Ulysse et son périlleux voyage, et pourquoi pas Pénélope dont la patience reste exemplaire à mes yeux pour avoir attendu son époux durant dix longues années sans succomber aux avances des prétendants qui avaient envahi sa maison. A l’unanimité, les commentateurs sportifs ont salué la détente extraordinaire de l’athlète jamaïcain en plein effort. Dans les entretiens qu’il donnera par la suite aux journalistes, ce nouveau héros expliquera que cette même détente était à l’origine même de sa victoire et que sans elle jamais il n’aurait inscrit son record dans l’Histoire du Stade. Je garde en mémoire son sourire éclatant en fin de course, celui que j’aime imaginer aux héros grecs, gorgé d’humanité comme le concentré de soleil dans un fruit mûr.

Lentement, j’émerge, je suis étendue sur la plage, le soleil m’empêche d’ouvrir les yeux et me brûle le visage, je n’entends personne autour de moi. Mon corps est engourdi, je ne sais plus comment j’ai réussi à arriver jusqu’ici. Je reprends doucement mes esprits, tous les sens en éveil. Je sens le sable fin sous la paume de mes mains, mes doigts ont envie de s’y enfoncer pour me persuader que suis éveillée, bel et bien en vie. J’ai les bras endoloris comme si j’avais battu des ailes durant toute une migration, je n’ai pas la force de m’appuyer dessus pour soulever mon corps, pas encore. Je tourne la tête pour vérifier si mes jambes ont suivi, elles sont là, je suis éblouie par la clarté du jour comme quelqu’un qui se serait habitué à l’obscurité de la nuit trop longtemps. Je soulève une jambe et la ramène péniblement vers moi, vais-je me relever un jour, en ai-je seulement envie. Je m’appuie enfin sur les coudes pour relever la tête et balayer le paysage du regard, l’horizon me paraît plus lointain que jamais. Je souris, je suis en vie. Cette fois, je me lève pour de bon et je m’étire de tout mon long, je m’étire encore, et encore. J’ai l’impression que je pourrais m’étirer ainsi pendant toute une vie, sur des siècles. Peut-être qu’à force de m’étirer je parviendrais à toucher l’horizon, peut-être même le soleil, et qu’un jour, à force d’étirements et de répétition, je n’aurais plus besoin de savoir voler pour aller décrocher la lune.

Je n’ai pas forcément envie de décrocher la lune, il faut la laisser briller pour tout le monde, parce que cela fait plaisir à tout le monde de voir briller la lune. Si déjà j’avais touché quelqu’un sur cette terre, ne serait qu’une seule et unique personne, ce serait un sacré commencement.

Clean #5

« Qu’on en finisse », avait-elle dit. J’avais émis l’idée qu’il serait plus sage si nous nous rencontrions assez rapidement au lieu de laisser le fantasme prendre toute la place au milieu d’échanges nourris d’espoirs, dans un étrange mélange d’inquiétude et d’excitation de mon côté. Il y avait dans sa remarque abrupte autant de soulagement que d’agacement, ou alors j’y projetais mon propre état nerveux, au moment où le pire qui puisse arriver eut été son refus soudain de me rencontrer, comme si l’intérêt de la relation de son côté tenait dans son caractère virtuel. Nous nous étions parlées la veille au téléphone, pendant plus de deux heures, et nous avions échangé des photos mises en scène qui suggéraient que l’une comme l’autre, nous assumions ensemble la démarche actuelle de séduction dans laquelle nous avions évolué. Restait à faire l’ultime et dernier pas, caler un rendez-vous et se rencontrer. En finir avec la tension. Je n’avais rien prévu d’autre en ce lundi que de récupérer et d’honorer mon cours de chant. La chanteuse de gospel, qui faisait elle aussi partie de l’atelier, m’avait proposé de venir me chercher pour rentrer ensemble à pieds, connaissant ma prédilection pour la marche.  J’avais accepté avant même de savoir que je proposerai cette journée pour rencontrer cette inconnue qui ne l’était plus tout à fait. J’étais confiante, sûre de la force de mon attirance et  persuadée de ne pas me tromper. Je suis arrivée souriante chez la coach vocale. À l’époque, lorsque je la connaissais essentiellement comme fumeuse de joints, elle commençait tout juste à donner des cours de chant et à en vivre, je l’ai rencontrée par l’intermédiaire de la fille que je fréquentais, fumeuse elle aussi, moi je m’endormais systématiquement quand mon tour venait de tirer une latte. Nous somme restées en contact sans prendre de nouvelles activement, comme il est possible d’être en contact de nos jours avec quelqu’un sans l’avoir jamais concrètement contacté directement, et un jour, j’étais depuis deux ans dans la chorale,  je lui ai demandé si elle pouvait me donner des cours de chant. Voilà comment je connais la coach vocale, je l’ai contactée pour des cours de chant. J’ai crié Doll parts mieux que jamais. La chanteuse de gospel m’attendait à Convention. J’avais pris soin de fixer le rendez-vous avec la surprise du jour à 14h23, faubourg Saint Antoine, c’était suffisamment imprécis pour ne pas rendre la rencontre trop réelle encore. Quand je me suis retrouvée seule à Châtelet, j’ai ralenti le pas, presque instinctivement, les choses ont commencé à prendre une allure sérieuse en abordant Bastille. Je me rapprochais du lieu de rencontre mon cœur s’accélérait au rythme des messages que j’échangeais avec la destinataire et qui se voulaient rassurants, de fait ils ne l’étaient pas, impuissants face à l’excitation qui menaçait d’atteindre à son apogée alors que le moment de l’impact fut imminent.

Si seulement je savais comment, au dernier moment, céder à la panique, au patatrac cardiaque total et arrêter la machine en marche pour éviter de la croiser, s’il avait simplement suffit d’arrêter de marcher. Qu’on en finisse, avait-elle dit. Je ne savais plus par quoi commencer, sinon qu’il me fallait lui indiquer précisément ma position géographique et son évolution pour que nous tombions l’une sur l’autre. Nous approchions toutes les deux du marché d’Aligre, j’imaginais la rencontrer à chaque personne que je croisais, je dévisageais sans me rappeler plus aucun signe distinctif de celle que j’étais sensée reconnaître pour avoir passé un temps fou sur une photo d’elle à projeter ce moment que j’étais en train de vivre. Mais aucune des personnes qui venait vers moi, certaines en me dévisageant, d’autres en feignant ne pas avoir remarqué ma présence, aucune ne s’arrêtait en face de moi, toutes mes dépassaient. J’ai fini par baisser le regard pour calmer mon agitation.

Mon esprit s’est concentré sur la photo pour me rappeler son sourire. L’effet de son sourire en me rappelant son visage sur la photo fut immédiat, j’ai pu me centrer à nouveau, ma respiration s’est décélérée et mon cœur n’a plus du tout eu envie de s’arrêter de battre. Ensuite, le bleu de ses yeux, un bleu à mourir, et son regard aux profondeurs abyssales, en parfait accord avec la moue coquine que lui donnait ses fossettes, m’ont aidé à faire le pas suivant, à continuer à avancer. J’étais à nouveau captivée par son image, j’en aurais presque fermé les yeux en soupirant de soulagement.

Ce qui s’apparentait au début à une rencontre hasardeuse s’était transformé en un rendez-vous galant en bonne et due forme, avec sa charge de tensions au moment où le meilleur pouvait advenir, de tensions et d’attentions au moindre détail pour éviter le pire aussi. Je nous imaginais assises bientôt l’une à côté de l’autre à la terrasse d’un petit café, surtout pas un bar branché à la musique trop forte. Nous serions assises à côté, et non l’une en face de l’autre parce que cette configuration est trop abrupte pour une première confrontation, plutôt serrées l’une contre l’autre et je ne cesserais de la chercher du regard en douce. Ce moment, tel que je l’imaginais, j’aurais voulu qu’il dure indéfiniment. Nous aurions bu des thés à la menthe avec beaucoup de sucre, surtout pas d’alcool pour un premier rendez-vous, et nous aurions parlé sans être dérangées, pas même le silence n’aurait créé de malaise entre nous, au contraire il aurait permis de savourer chaque échange comme on laisse fondre un bonbon sous la langue au lieu de le croquer.

Ce sera plus fort que moi, il faudra que je regarde ses lèvres, mais à son insu pour ne pas qu’elle comprenne mon envie de l’embrasser, je veux rester discrète, je ferai mine de lire sur ses lèvres. Je déchiffrerai au mieux le moindre de ses gestes, ses expressions de visages, la moue qui se dit flattée, je décortiquerai le mouvement de ses sourcils, le moment où elle s’arrête de parler, les inflexions dans sa voix et ses silences. Il me sera impossible de savoir si je lui plais ou non, tout ce que je serai en mesure d’évaluer sur le moment, c’est sa capacité à elle de m’envoûter dans la vraie vie comme dans le rêve que je me fais de cette rencontre depuis des mois, des jours, des millions et des milliards de minutes qui s’égrènent maintenant. Sa voix m’avait charmée au téléphone, au point de me scotcher au combiné plus de deux heures d’affilée, ne nous pourrions plus nous quitter après autant d’heures de discussion lors de notre première rencontre, je l’imagine me demander quel est mon programme dans les prochaines heures, je m’imagine jouant celle qui n’attendait que le moment où cette question lui sera posée, parce qu’aussi bien j’aurais raison d’y deviner une invitation à passer le reste de la journée ensemble, ici chez elle ou au septième ciel, peut m’importait à présent pourvu que ce soit avec elle. Dans une variante du scénario, je peux ne pas avoir voulu entendre l’invitation et je réponds au premier degré, je prends le métro à la station la plus proche, une autre option étant qu’elle ne me pose aucune question et que, dans la logique des choses, nous nous levons pour faire évoluer la situation d’une manière ou d’une autre, nous réglons nos consommations et nous mettons à marcher, l’une à côté de l’autre, dans la même direction.
Elle n’aurait pas l’air pressée de me quitter, j’adapterais mon allure à la sienne, ce serait ma manière de lui montrer mon attirance pour elle autrement que par l’échange d’un regard ou de mots explicites, comme un signe de séduction envoyé d’un bipède à un autre bipède. Je pouvais aussi envisager le moment où nous n’aurions plus rien à nous dire, après avoir épuisé tous les dénominateurs communs entre nous et n’avoir pas accroché plus ardemment à un sujet parmi toutes les conversations possibles et déjà engagées par d’autres depuis la nuit des temps. A cette pensée, mon cœur se serrait, j’avais le souffle coupé, j’avançais presque la mort dans l’âme. Je l’imaginais lancer une remarque ponctuant la fin de notre rencontre, quelque chose comme « voilà, nous nous sommes vues », pour me faire réagir, et je serais incapable de réagir, et nous nous séparerions sans autre forme de procès, nous nous quitterions par la force des choses, précisément parce que les choses de la vie ont parfois plus de poids que la volonté la plus farouche et déchaînée. J’étais terrorisée à cette simple idée.

Au dernier moment, j’ai changé de trottoir.